Martin Eden a vingt ans, est plein de vie et d’espoir. Habitué à travailler comme un forcené pour gagner de l’argent et survivre, il a souvent sillonné les mers. Son teint halé et ses biceps le trahissent, et il se sent à l’étroit dans ses vêtements et dans son corps lorsqu’il rencontre Ruth, au début du roman.
Ruth, c’est une double rencontre qui bouleverse sa vie : avec l’Amour, et avec l’Art. Martin souhaite s’éduquer. Sa vitalité et sa frénésie sont inarrêtables ; il dévore les ouvrages qu’on lui conseille, il s’extasie devant le savoir qu’il accumule. Et au milieu de ces divines révélations, la plus grande d’entre elles lui tombe dessus : il veut écrire. Son feu intérieur, sa persévérance, son optimisme ; Martin Eden personnifie à lui tout seul l’expression « se donner corps et âme ».
« Il finit par se demander si les éditeurs n’étaient pas tout simplement les rouages d’une machine et non pas des êtres vivants. Mais oui, c’étaient des machines et voilà tout. Il mettait toute son âme dans des poèmes, dans des nouvelles ou des articles et les confiait à une machine. Il pliait ses feuillets, les glissait avec des timbres dans une grande enveloppe qu’il cachetait, affranchissait et jetait le tout dans la boîte aux lettres. Après un tour sur le continent et un certain laps de temps, un facteur lui rapportait le manuscrit dans une autre enveloppe, affranchie avec les timbres qu’il avait envoyés. Il n’y avait évidemment aucun éditeur en chair et en os à l’autre bout, mais un ingénieux rouage qui changeait le manuscrit d’enveloppe, et la timbrait, exactement comme ces distributeurs automatiques qui, moyennant deux cents, vous délivrent une tablette de chocolat ou un chewing-gum. »
Derrière ce jeune homme inoubliable, l’ensemble des thématiques abordées font de ce roman un chef-d’œuvre. Le mépris de classe. L’aliénation du travail. Le broyage capitaliste. La pauvreté. La survie. La solidarité. La mesquinerie. La machine éditoriale et littéraire. Le plafond de verre. Martin Eden, qui ne trouve pas les mots pour se définir, devient un transfuge. Ému de revoir les siens, il se sent différent. Au contact des bourgeois et des puissants, il se sent souillé.
Je crois que ce que je trouve de plus admirable chez lui, c’est qu’il reste entier. Entièrement lui-même. Pas une fois, il ne trahit sa personnalité ou ses ambitions pour entrer dans une case. Ses sœurs, ses beaux-frères, Ruth, son entourage, la société tout entière l’exhortent d’arrêter. De devenir « raisonnable ». De « trouver une situation ». Mais Martin le sait : il ne serait plus Martin Eden s’il arrêtait d’écrire. S’il éteignait son feu intérieur. Au risque qu’il le consume.
« Retournez sur vos bateaux et à votre mer, Martin Eden (…). Ce n’est pas dans le succès d’une œuvre qu’on trouve sa joie, mais dans le fait de l’écrire. Je le sais. Et vous le savez aussi. La beauté vous hante. Elle est en vous comme une douleur qui ronge, comme une plaie qui ne veut pas guérir, comme une lame de flamme. »

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