Anna ne peut pas ĂȘtre mĂšre si jeune, se dit-elle quand elle apprend quâelle est enceinte. Elle a ses Ă©tudes de photographie Ă achever, elle ne se sent pas adulte, et puis, cet enfant nâaurait mĂȘme pas de pĂšre⊠Lâavortement semble ĂȘtre la seule issue. Cerise tombe enceinte sans trop comprendre. Encore adolescente, sans repĂšres parentaux ni soutien, elle dĂ©cide de garder lâenfant Ă naĂźtre. Sa fille, Melody, devient sa raison dâĂȘtre, sa bouĂ©e de sauvetage.
« Alors qu’elle fourrait ses chaussettes dans ses bottines, d’un lit voisin elle entendit une voix qui disait : « Je voulais le garder, mais mon petit ami n’Ă©tait pas prĂȘt. » Anna crut tout d’abord qu’elle parlait d’une plante ou d’un animal, et quand elle comprit ce que la femme voulait dire, elle fut dĂ©concertĂ©e de se rendre compte qu’elle n’avait jamais pensĂ© en ces termes, qu’elle ne s’Ă©tait jamais posĂ© la question de garder ou de ne pas garder. Pour elle, il avait Ă©tĂ© question d’ĂȘtre ou de ne pas ĂȘtre.
Une mĂšre.
Puisqu’elle n’Ă©tait pas une mĂšre, comment pourrait-elle avoir un bĂ©bĂ© ? Avoir un bĂ©bĂ© ne pouvait ĂȘtre qu’un accident, un Ă©chec, une Ă©norme erreur. Car, en ayant un bĂ©bĂ©, elle perdrait tout ce qu’elle Ă©tait et tout ce qu’elle voulait devenir, tout ce qu’elle espĂ©rait faire de sa vie et tout ce qu’elle espĂ©rait crĂ©er. Et Ă quoi cela rimerait-il, pour le bĂ©bĂ©, d’avoir une mĂšre qui ne ressemblerait en rien Ă la femme qu’elle aurait dĂ» ĂȘtre ? »
Avoir ou ne pas avoir un enfant : un choix qui modĂšle toute une personne. DĂšs quâelle se pose, la question influence les trajectoires. DĂšs que ces minuscules cellules colonisent le corps, la violente beautĂ© de ce processus unique est en marche. Quâon lâarrĂȘte ou non, câest la vie qui nous questionne et nous emporte.
« L’infirmiĂšre finit par ĂȘtre appelĂ©e et Cerise se retrouva seule avec sa fille pour la premiĂšre fois. Quand le biberon fut vidĂ© et que sa fille eut fait un rot si sonore que ce ne pouvait ĂȘtre qu’une nouvelle preuve de ses talents prodigieux, Cerise la berça dans ses bras. PenchĂ©e au-dessus d’elle pour mieux la voir, elle l’inspecta, chercha des signes, un sens, absorba son ĂȘtre jusque dans les profondeurs de ses os. Elle n’en revenait pas que son bĂ©bĂ© sĂ»t dĂ©jĂ comment sucer et avaler et respirer, elle n’en revenait pas qu’une crĂ©ature si parfaite pĂ»t consentir Ă se reposer dans ses bras sans se plaindre.
Une Ă©motion si forte l’Ă©treignit qu’elle se mit Ă pleurer, mais quand elle y chercha de la tristesse, le seul regret qu’elle fut capable de trouver Ă©tait celui de ne pas avoir su plus tĂŽt Ă quel point c’Ă©tait si merveilleux, d’avoir un bĂ©bĂ©. Le mot « bĂ©nĂ©diction » lui vint Ă l’esprit. Et mĂȘme si c’Ă©tait celui de Sylvia et que Sylvia Ă©tait partie, le mot resta lĂ , luisant comme un cierge dans cette austĂšre chambre d’hĂŽpital. »
Le temps passe. La vie dâAnna suit une trajectoire plutĂŽt classique ; elle achĂšve ses Ă©tudes, devient professeure et se fait mĂȘme un petit nom dans le monde de la photo. Quand elle devient mĂšre, elle se sent prĂȘte, en couple avec Eliot, un futur pĂšre aimant et prĂ©sent. Pour Cerise, la vie est douce. Le cocon dans lequel elle partage son quotidien avec sa fille la comble entiĂšrement. JusquâĂ ce que Melody grandisse, devienne une jeune femme avec ses propres questionnements et ses propres problĂšmes. Les disputes se multiplient, les incomprĂ©hensions avec elles.
La maternitĂ© est au cĆur de lâhistoire. La puissance de ce statut, les mutations profondes, parfois effrayantes, quâelle implique, tant sur le corps que sur le psychisme. Impossible dâĂ©voquer la maternitĂ© sans observer en mĂȘme temps les injonctions qui portent sur les femmes, les manquements encore Ă©normes de la sociĂ©tĂ©. Devenir mĂšre, lâassumer, nâest pas toujours un choix, et pourtant, on nous le crie Ă la figure : assume !
« « Poussez », la pressaient-ils tous – « poussez ». Jâaimerais bien vous y voir, pensa-t-elle, mobilisant une derniĂšre particule d’humour amer. Mais elle se redressa et poussa – pas parce qu’elle croyait que pousser ferait une diffĂ©rence, mais simplement elle ne voyait pas quoi faire d’autre, simplement il Ă©tait impossible de ne pas le faire, pousser Ă©tait l’unique certitude de la vie. SiĂšcle aprĂšs siĂšcle, elle poussa. Poussa de toutes les cellules et de toutes les fibres de son corps, poussa comme si elle poussait la montagne vers Mahomet, comme si elle Ă©tait Sisyphe poussant le rocher vers le haut de la colline. »
Le deuil dâune mĂšre nous prend de plein fouet dans ce roman. Comment surmonter la perte dâun enfant ? Comment rester vivante parmi les vivant.es aprĂšs ça ? La chute est si brutale quâelle peut marginaliser. La solitude et la prĂ©caritĂ© frappent trĂšs vite. Mais une main tendue peut tout changer. La confiance et la solidaritĂ© peuvent redonner un peu de dignitĂ©. Faire renaĂźtre une humanitĂ©.
« C’est gentil de votre part, de vous intĂ©resser Ă elle. Ces femmes n’ont besoin que de ça – d’un pont pour retrouver la route. C’est la sociĂ©tĂ© qui met les gens Ă la rue, et seule la sociĂ©tĂ© peut les aider Ă retrouver ce qu’elles ont perdu. »
La Nature, lâArt mais aussi lâEnfance ont leur rĂŽle Ă jouer. Dans ce cycle bancal quâest la vie, la reconstruction passe par des arrĂȘts sur image. Les arbres morts peuvent abriter des bourgeons et se recouvrir de fleurs. Les enfants questionnent le monde car ils prennent le temps de lâobserver, avec une acuitĂ© que nous avons oubliĂ©e depuis trop longtemps. La photographie fige notre regard et notre ressenti, et nous pousse Ă entrer en nous-mĂȘmes lâespace dâun instant.
« On est toutes tellement seules, dans notre rĂŽle de mĂšre. On peut parler Ă©cole, Ă©changer les petites choses craquantes qu’ils disent. On peut se plaindre qu’ils nous en font voir. Mais on ne peut pas parler de l’amour terrifiant qu’on leur porte, ni avouer qu’on s’effraie nous-mĂȘmes, en essayant de s’occuper d’eux sans perdre la boule. On ne peut pas parler de tout ce qu’ils nous apprennent, de tout ce qu’ils nous coĂ»tent, de tout ce qu’on leur doit. »
Anna et Cerise vont converger. Ce sont deux mondes, deux AmĂ©riques, qui finissent par se rencontrer. Doucement, la plus belle des amitiĂ©s va Ă©merger. Celle dâun respect mutuel qui nâa pas besoin de comprendre les silences. Chacune apporte Ă lâautre un fragment qui lui manquait. Elles sont si diffĂ©rentes, de milieux si opposĂ©s. Peut-ĂȘtre ne pourraient-elles jamais comprendre la vie de lâautre. Mais elles partagent le lot des humains. Le lot des mĂšres.
« Peut-ĂȘtre que ce qui a fabriquĂ© Dieu, c’est la vie, toute la vie – chaque naissance et chaque mort, avec toutes les Ă©preuves et toutes les joies entre les deux. Peut-ĂȘtre que la vie avait fabriquĂ© Dieu comme un bĂ©bĂ© fabriquait une mĂšre, de sorte qu’Ă l’instar de l’arrivĂ©e d’un bĂ©bĂ© qui transmuait une femme en quelque chose de plus grand qu’elle, tout ce qui existait dans le monde transmuait le vide qui l’avait prĂ©cĂ©dĂ© en Dieu. »
Il y a longtemps que je nâavais pas tant pleurĂ© en lisant un roman.
Les mots de Jean Hegland, extraits de la prĂ©face de l’Ă©dition française :
« Elever la prochaine gĂ©nĂ©ration est une tĂąche cruciale, universelle. Les conflits et dilemmes qui peuvent en dĂ©couler ont d’ailleurs le potentiel d’alimenter nombre de romans. Pourtant, mĂȘme l’Ă©vĂ©nement de la naissance, malgrĂ© sa charge hautement dramatique, brillait par son absence. Il existe peu d’expĂ©riences physiques plus intenses, plus intimes et rĂ©vĂ©latrices que le sont l’acte sexuel, la mort et l’accouchement. Et si la fiction offre un nombre incalculable de saisissantes scĂšnes de sexe ou de trĂ©pas, je n’en ai pas trouvĂ© beaucoup qui rendent compte de la souffrance, de la passion et des dĂ©fis bouleversants d’une naissance. L’avortement, la stĂ©rilisation, l’infertilitĂ© sont aussi des sujets fondamentaux, complexes et Ă fort potentiel dramatique pour la fiction ; pourtant, s’ils ont largement alimentĂ© la controverse Ă la fin des annĂ©es 1990, trĂšs peu de romans ont explorĂ© leurs effets sur la vie des femmes. »

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