Profondeur et pudeur đŸ‡©đŸ‡ż đŸŽš

Sa premiĂšre nuit au musĂ©e Picasso ne lui a pas permis d’écrire. C’est sa seconde nuit, enfermĂ©e Ă  l’Institut du Monde Arabe Ă  l’occasion de l’exposition consacrĂ©e Ă  l’artiste Baya, que les mots acceptent de sortir. Que la pensĂ©e, enfin, se structure. La matiĂšre Ă©tait lĂ , bien avant ces deux nuits au musĂ©e. (Re)dĂ©couvrir Baya, son destin, chercher dans les interstices des silences et des oublis de l’histoire, c’est pour Kaouther Adimi l’occasion de questionner l’AlgĂ©rie. De se frotter, quitte Ă  s’abĂźmer, Ă  la pĂ©riode de la guerre civile. Ce qu’elle a provoquĂ© dans sa psychĂ© et son intimitĂ©, miroirs de la psychĂ© et de l’intimitĂ© d’un peuple meurtri par cette lutte fratricide.

« Ces derniĂšres annĂ©es, chaque fois que j’en ai eu l’occasion, j’ai cherchĂ© Ă  faire parler ceux qui ont dĂ» fuir l’AlgĂ©rie dans les annĂ©es 90, menacĂ©s, traquĂ©s, contraints Ă  l’exil. Ils m’ont racontĂ© Ă  demi-mot, les yeux perdus dans le dĂ©sastre, l’errance des premiers mois, les journĂ©es vissĂ©es Ă  une ligne tĂ©lĂ©phonique, le cƓur battant au rythme du nombre de morts. Ils m’ont dĂ©crit une vie de ballerine : sur la pointe des pieds, le cou Ă©tirĂ©, les yeux au loin, leurs mouvements au son des bombes, le silence qui les ronge, la joie envolĂ©e. Et longtemps, face aux questions sur notre retour en 1994, j’ai esquivĂ©. J’ai feint l’ignorance, glissĂ© entre les mots, dĂ©tournĂ© la conversation d’un sourire. J’ai jetĂ© le passĂ© dans le puits et j’ai scellĂ© le couvercle.

Puis j’ai couru sans me retourner. »

Ce texte m’a touchĂ©e. Par sa profondeur et sa pudeur. Deux caractĂ©ristiques qui vont bien Ă  Baya, cette jeune peintre instrumentalisĂ©e par la France coloniale. Cette femme aux pinceaux colorĂ©s, aux oiseaux malicieux. Comme tous les textes que j’ai lu de la collection Ma nuit au musĂ©e, j’ai apprĂ©ciĂ© entrer dans l’intimitĂ© d’une autrice talentueuse. Il faut du courage, pour Ă©voquer puis analyser des moments si difficiles. Pour questionner ses parents, pour rouvrir les boĂźtes de photos, les vieilles lettres, et faire remonter les souvenirs qu’on a peut-ĂȘtre oubliĂ©s pour se prĂ©server.

« Ils ne devinent pas qu’un texte se cherche, qu’il lutte pour se former, qu’il m’Ă©chappe dĂšs que je tente de le saisir. Ils ne se doutent pas qu’Ă©crire exige de vagabonder. Chaque pas dĂ©plie une phrase. Chaque mouvement replace une idĂ©e. Le rythme du corps est celui du texte. Si je m’arrĂȘte, les mots s’Ă©loignent et tout se fige. Ce n’est pas de l’agitation, c’est l’Ă©criture qui passe par le corps. Écrire, c’est performer. Les Ă©crivains marchent quand ils Ă©crivent, Ă©crivent quand ils marchent. C’est ce qu’il y a de terrible Ă  nous cĂŽtoyer : nous pouvons Ă©couter, acquiescer, sourire mĂȘme, mais une part de nous est ailleurs. Si nous sommes en Ă©criture, vraiment en Ă©criture – j’entends, si le sujet est lĂ , qu’il nous absorbe pleinement -, nous devenons obsĂ©dĂ©s par le texte en train d’advenir. »

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