Sa premiĂšre nuit au musĂ©e Picasso ne lui a pas permis dâĂ©crire. Câest sa seconde nuit, enfermĂ©e Ă lâInstitut du Monde Arabe Ă lâoccasion de lâexposition consacrĂ©e Ă lâartiste Baya, que les mots acceptent de sortir. Que la pensĂ©e, enfin, se structure. La matiĂšre Ă©tait lĂ , bien avant ces deux nuits au musĂ©e. (Re)dĂ©couvrir Baya, son destin, chercher dans les interstices des silences et des oublis de lâhistoire, câest pour Kaouther Adimi lâoccasion de questionner lâAlgĂ©rie. De se frotter, quitte Ă sâabĂźmer, Ă la pĂ©riode de la guerre civile. Ce quâelle a provoquĂ© dans sa psychĂ© et son intimitĂ©, miroirs de la psychĂ© et de lâintimitĂ© dâun peuple meurtri par cette lutte fratricide.
« Ces derniĂšres annĂ©es, chaque fois que j’en ai eu l’occasion, j’ai cherchĂ© Ă faire parler ceux qui ont dĂ» fuir l’AlgĂ©rie dans les annĂ©es 90, menacĂ©s, traquĂ©s, contraints Ă l’exil. Ils m’ont racontĂ© Ă demi-mot, les yeux perdus dans le dĂ©sastre, l’errance des premiers mois, les journĂ©es vissĂ©es Ă une ligne tĂ©lĂ©phonique, le cĆur battant au rythme du nombre de morts. Ils m’ont dĂ©crit une vie de ballerine : sur la pointe des pieds, le cou Ă©tirĂ©, les yeux au loin, leurs mouvements au son des bombes, le silence qui les ronge, la joie envolĂ©e. Et longtemps, face aux questions sur notre retour en 1994, j’ai esquivĂ©. J’ai feint l’ignorance, glissĂ© entre les mots, dĂ©tournĂ© la conversation d’un sourire. J’ai jetĂ© le passĂ© dans le puits et j’ai scellĂ© le couvercle.
Puis j’ai couru sans me retourner. »
Ce texte mâa touchĂ©e. Par sa profondeur et sa pudeur. Deux caractĂ©ristiques qui vont bien Ă Baya, cette jeune peintre instrumentalisĂ©e par la France coloniale. Cette femme aux pinceaux colorĂ©s, aux oiseaux malicieux. Comme tous les textes que jâai lu de la collection Ma nuit au musĂ©e, jâai apprĂ©ciĂ© entrer dans lâintimitĂ© dâune autrice talentueuse. Il faut du courage, pour Ă©voquer puis analyser des moments si difficiles. Pour questionner ses parents, pour rouvrir les boĂźtes de photos, les vieilles lettres, et faire remonter les souvenirs quâon a peut-ĂȘtre oubliĂ©s pour se prĂ©server.
« Ils ne devinent pas qu’un texte se cherche, qu’il lutte pour se former, qu’il m’Ă©chappe dĂšs que je tente de le saisir. Ils ne se doutent pas qu’Ă©crire exige de vagabonder. Chaque pas dĂ©plie une phrase. Chaque mouvement replace une idĂ©e. Le rythme du corps est celui du texte. Si je m’arrĂȘte, les mots s’Ă©loignent et tout se fige. Ce n’est pas de l’agitation, c’est l’Ă©criture qui passe par le corps. Ăcrire, c’est performer. Les Ă©crivains marchent quand ils Ă©crivent, Ă©crivent quand ils marchent. C’est ce qu’il y a de terrible Ă nous cĂŽtoyer : nous pouvons Ă©couter, acquiescer, sourire mĂȘme, mais une part de nous est ailleurs. Si nous sommes en Ă©criture, vraiment en Ă©criture – j’entends, si le sujet est lĂ , qu’il nous absorbe pleinement -, nous devenons obsĂ©dĂ©s par le texte en train d’advenir. »

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