Astrid ne peut se remettre de la mort de son mari et de ses deux fils. Elle plaque tout et achĂšte une maison isolĂ©e dans les montagnes. Soraya fuit la guerre en Syrie. Ă bientĂŽt dix-sept ans, devenue migrante, elle a perdu lâinnocence de son adolescence. Sur les routes avec sa tante, elle porte en elle un bĂ©bĂ© dont elle ne veut pasâŠ
« Soraya prĂ©fĂšre le hasard. Il est capricieux mais innocent, une crĂ©ature puissante dansant sous le clair de lune. Il fait des moulinets, lance ses poings devant lui dans un drĂŽle de ballet nocturne, sâamuse sans penser Ă mal. Et tant pis pour les pauvres gens quâil tamponne sur son chemin : ils sâĂ©croulent la faute Ă pas de chance. Cette façon dâenvisager la situation lui paraĂźt moins injuste, moins culpabilisante aussi. Mais elle garde ses idĂ©es pour elle. Elle ne les partage avec personne, mĂȘme pas avec Ibtissam. »
Astrid et Soraya vont se rencontrer. Leurs Ăźles de dĂ©solation et de solitude vont se rapprocher. Lentement, trĂšs lentement, comme lâĂ©crit si bien Marie Pavlenko. Sous le regard tantĂŽt bienveillant tantĂŽt austĂšre des montagnes immuables qui les entourent, elles sâapprivoisent et tentent dâapaiser leurs douleurs.
« Astrid n’a pas fermĂ© la porte Ă clef, comme Deleuze le lui avait pourtant conseillĂ© (câest trĂšs calme ici mais il y a des randonneurs, des migrants parfoisâŠ). Elle a laissĂ© la clef dans la serrure, sans tourner.
Elle sâest lavĂ© les dents dans l’Ă©vier de la cuisine, s’est emmitouflĂ©e dans le duvet et installĂ©e devant lâĂątre Ă©teint. La cheminĂ©e dessine un grand trou noir dans le mur, l’entrĂ©e d’une grotte, passage secret vers un autre monde. Astrid aimerait imaginer un monde dans lequel elle les retrouverait. Elle n’y arrive pas.
Le parquet est muet. Ce foutu silence l’Ă©crase, il a enflĂ©, il est diffĂ©rent : manque le soupir lointain de la ville, la rumeur grondante des voitures, intĂ©grĂ©e, oubliĂ©e.
Un jappement déchire la quiétude du dehors.
Un aboiement différent lui répond, plus grave.
Quelques échanges.
Puis le Grand Silence se réinstalle sur la nuit comme un chat se roule en boule sur un lit.
Un froid glacial surgit du sol, transperce le matelas gonflable, attaque la peau fatiguĂ©e d’Astrid.
La maison longtemps assoupie s’Ă©tire. Elle aussi doit s’habituer Ă sa nouvelle habitante, ses pas, son chahut triste. »
Lâautrice dĂ©crit merveilleusement la nature, glisse des poĂšmes dont les mots sont un baume sur nos cĆurs comme sur ceux des deux hĂ©roĂŻnes. Elle donne vie Ă des personnages aussi attachants quâadmirables. Soraya, Astrid, Ibtissam, Ida, Max, mais aussi Kamal, Djibril, Tom, Sherine. Elle nous oblige aussi Ă regarder la situation des migrants en face.
« Astrid examine les poings serrĂ©s, prĂȘts pour la bataille de la vie, la poitrine frĂȘle et le ventre qui se soulĂšvent. La peau rouge tout Ă l’heure tire sur le violet. Et si elle n’Ă©tait pas allĂ©e se promener ? Qu’elle Ă©tait restĂ©e chez elle, trop de neige, elle essaiera les raquettes plus tard ?
La fillette sourit dans son sommeil. Astrid contourne le lit. S’arrĂȘte un instant. Profanation. Effacement. Est-elle devenue fĂ©tichiste ? Comment ne pas l’ĂȘtre, s’agripper Ă ce qui a touchĂ© leur corps, leur vie, qui l’imprime ?
Elle ouvre le carton, farfouille, sort un des bodies de Jibril.
La derniĂšre fois qu’elle l’a enfilĂ©, c’Ă©tait il y a huit ans, pour habiller son fils.
Elle attrape les chevilles, soulĂšve les fesses, cale le body dessous, bien Ă plat ; les poings traversent les manches, fermer les boutons-pression.
Astrid rĂ©cupĂšre un carton vide dans la deuxiĂšme chambre, y Ă©tale un plaid pliĂ©, dĂ©pose le corps endormi Ă l’intĂ©rieur, referme le plaid. »
En lisant cet ouvrage, jâai eu honte dâĂȘtre Française, Occidentale privilĂ©giĂ©e. Astrid, Ida et Max sont obligĂ©s de cacher Soraya pour quâelle ne soit pas expulsĂ©e. EnfermĂ©e dans la maison, le destin de Soraya nous rappelle les pires heures de notre histoire, quand certains Juste cachaient et aidaient les Juifs pour leur Ă©pargner la dĂ©portation. Depuis des annĂ©es, les migrants sont dĂ©shumanisĂ©s. RĂ©duits Ă des chiffres macabres. Eux qui vivent lâenfer sur les routes ne peuvent mĂȘme pas espĂ©rer une fin heureuse avec un accueil un minimum respectable au bout de leur pĂ©riple. Heureusement quâil reste des Max, des Astrid, des Ida, des associations dâaide et de soutien, des bĂ©nĂ©voles. Des hĂ©ros du quotidien.

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