Pankaj Mishra livre aux Ă©ditions Zulma un essai percutant, clair, sourcĂ©, nĂ©cessaire et passionnant. Partant du constat que lâInde, son pays dâorigine, dĂ©ploie des politiques racistes et islamophobes similaires Ă celles dâIsraĂ«l, il formule ses idĂ©es en sâappuyant sur les travaux de grands penseurs, comme Primo Levi, James Baldwin, Milan Kundera, Stefan Zweig ou encore Hannah Arendt.
Ses thĂšses sont les suivantes. La Shoah a Ă©tĂ© instrumentalisĂ©e par les Occidentaux, au premier rang desquels les Ătats-Unis et IsraĂ«l (mais lâAllemagne nâest pas en reste !). Ătat en danger de mort qui risquerait un nouvel Holocauste, IsraĂ«l justifie ses exactions par sa perpĂ©tuelle victimisation. Depuis la crĂ©ation de lâĂtat hĂ©breu, le sionisme se nourrit du colonialisme et du suprĂ©macisme qui ont caractĂ©risĂ© la violence systĂ©mique des empires coloniaux. Le suprĂ©macisme blanc peut continuer de prospĂ©rer, dĂ©nonçant les dangers de lâislamisme radical, nouvel ennemi numĂ©ro un, dĂ©crĂ©dibilisant les pensĂ©es dĂ©coloniales constamment taxĂ©es de « wokisme ». Câest ainsi que des partis historiquement antisĂ©mites se retrouvent Ă soutenir Netanyahu. LâhumanitĂ© court Ă sa perte en se cantonnant Ă une vision constamment manichĂ©enne des conflits et des luttes.
Notons que, lors de la confĂ©rence des Nations Unies qui sâest tenue le 22 septembre, IsraĂ©liens et Ătats-Uniens brillaient par leur absence, boycottant Ă©hontĂ©ment lâappel mondial pour la paix au Proche-Orient. « Une vie vaut une vie » : cette phrase a Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ©e Ă multiples reprises, Ă lâONU. Il serait temps que les Ătats criminels que sont les USA et IsraĂ«l rĂ©pondent de leurs actes.
Extraits :
« Il s’est passĂ© bien des choses dans le monde ces derniĂšres annĂ©es : des catastrophes naturelles, des krachs boursiers, des sĂ©ismes politiques, une pandĂ©mie planĂ©taire, des guerres de conquĂȘte et de vengeance. Mais aucun dĂ©sastre n’est comparable Ă ce qui se passe Ă Gaza – rien ne nous a accablĂ©s d’un tel intolĂ©rable fardeau de chagrin, d’incomprĂ©hension et de mauvaise conscience. Rien n’a mis en Ă©vidence de maniĂšre si honteuse notre manque de passion et d’indignation, notre Ă©troitesse d’esprit et la faiblesse de notre rĂ©flexion. Toute une gĂ©nĂ©ration de jeunes Occidentaux se sont retrouvĂ©s prĂ©cipitĂ©s, moralement, dans l’Ăąge adulte par les paroles et les actes (ou l’inaction) de leurs aĂźnĂ©s politiciens et journalistes, contraints qu’ils Ă©taient de digĂ©rer et d’encaisser, quasiment seuls, des actes de sauvagerie perpĂ©trĂ©s avec le soutien des dĂ©mocraties les plus riches et les plus puissantes de la planĂšte. »
« Opposant de la premiĂšre heure au sionisme tel qu’il Ă©tait conçu par son confrĂšre journaliste Herzl, Stefan Zweig ne changea jamais d’avis. « Selon moi, d’un point de vue politique, la mission de la judĂ©itĂ© consiste Ă dĂ©raciner le nationalisme dans tous les pays, Ă©crivait-il en 1920. AprĂšs avoir pendant deux mille ans ensemencĂ© le monde de notre sang et de nos idĂ©es, nous ne pouvons plus nous limiter Ă redevenir une petite nation dans un territoire arabe isolĂ© ». Alors mĂȘme qu’il vivait Ă Dresde sous le rĂ©gime nazi en 1934, Victor Klemperer pouvait Ă©crire dans son journal : « Pour moi, les sionistes qui prĂ©tendent revenir Ă l’Ătat juif de l’an 70 aprĂšs J.C. (destruction de JĂ©rusalem par Titus) sont tout aussi Ă©cĆurants que les nazis. Avec leur manie de fouiner dans les liens du sang, leurs vieilles « racines culturelles », leur dĂ©sir mi-hypocrite, mi bornĂ© de faire revenir aux origines du monde, ils sont tout Ă fait semblables aux nazis. »
DĂšs 1982, l’historien Pierre Vidal-Naquet, dont les parents avaient Ă©tĂ© assassinĂ©s pendant la guerre, avait vu ce qui devenait seulement maintenant Ă©vident Ă mes yeux (et que tant d’autres ignoraient encore) : que pour les gouvernements israĂ©liens successifs, «il n'[Ă©tait] pas question et il n'[avait] jamais Ă©tĂ© sĂ©rieusement question, de faire coexister IsraĂ«l et la Palestine mais de poser l’alternative : IsraĂ«l ou la Palestine ». La politique israĂ©lienne s’est efforcĂ©e, souligne Vidal-Naquet, d’« effacer la Palestine. »
« En 2008, la chanceliĂšre allemande Angela Merkel dĂ©clara devant la Knesset qu’assurer la sĂ©curitĂ© d’IsraĂ«l faisait partie de la StaatsrĂ€son, la raison d’Ătat de l’Allemagne. Une phrase invoquĂ©e de maniĂšre rĂ©pĂ©tĂ©e par les dirigeants allemands, avec plus de vĂ©hĂ©mence que de clartĂ©, aprĂšs le 7 octobre 2023. Moins de deux mois avant l’offensive du Hamas, IsraĂ«l avait conclu, avec la bĂ©nĂ©diction des Ătats-Unis, le plus gros contrat d’armement avec l’Allemagne de son histoire. Les ventes d’armes allemandes Ă IsraĂ«l ont ainsi Ă©tĂ© multipliĂ©es par dix en 2023; la grande majoritĂ© de ces ventes ont Ă©tĂ© approuvĂ©es aprĂšs le 7 octobre et ont bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une procĂ©dure accĂ©lĂ©rĂ©e de la part des autoritĂ©s allemandes, qui avaient promis que les permis relatifs aux exportations d’armes vers IsraĂ«l seraient traitĂ©s en prioritĂ©. Alors qu’IsraĂ«l commençait Ă bombarder des maisons, des camps de rĂ©fugiĂ©s, des Ă©coles, des hĂŽpitaux, des mosquĂ©es et des Ă©glises Ă Gaza, et que des ministres israĂ©liens faisaient la promotion de leurs plans en vue d’un nettoyage ethnique, le chancelier allemand Olaf Scholz rĂ©itĂ©rait l’orthodoxie nationale : « IsraĂ«l est un pays soucieux du respect des droits de l’homme et du droit international, et qui agit en consĂ©quence. »
« Câest au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 200I que la conviction que les anciennes rĂšgles ne s’appliquaient plus stricto sensu lia les Ătats-Unis Ă IsraĂ«l. « Depuis la Seconde Guerre mondiale, souligne le journaliste israĂ©lien Ronen Bergman dans LĂšve-toi et tue le premier (2018), IsraĂ«l a assassinĂ© plus de gens qu’aucun autre pays du monde occidental » – une forme de guerre perpĂ©tuelle dont l’Ă©chec patent (et la tendance Ă se nourrir de ses propres Ă©checs) n’a pas empĂȘchĂ© les Ătats-Unis de « prendre pour modĂšle les techniques d’assassinat dĂ©veloppĂ©es par IsraĂ«l»: «l’AmĂ©rique utilise dĂ©sormais contre ses ennemis le mĂȘme type d’exĂ©cutions extrajudiciaires que celles auxquelles a recours IsraĂ«l depuis des dĂ©cennies », Ă©crit Bergman. »
« Alexis de Tocqueville notait en 1831 : « Ne dirait-on pas, Ă voir ce qui se passe dans le monde, que l’EuropĂ©en est aux hommes des autres races ce que l’homme lui-mĂȘme est aux animaux ? Il les fait servir Ă son usage, et quand il ne peut les plier, il les dĂ©truit. » Un ordre Ă©conomique et social fondĂ© sur la violence systĂ©mique changeait les reprĂ©sentants des autres races en une menace omniprĂ©sente dans l’imagination de leurs seigneurs blancs, crĂ©ant une politique et une culture de la peur qui survĂ©cut Ă la fin officielle de l’esclavage, et d’autres cruautĂ©s institutionnalisĂ©es. Les conceptions racialisĂ©es de la criminalitĂ© et de la sĂ©curitĂ© nationales ne cessĂšrent de prolifĂ©rer. IncarcĂ©ration de masse des Africains-AmĂ©ricains, restrictions Ă l’immigration et guerres prĂ©ventives identifiaient systĂ©matiquement l’autre civilisationnel, dangereusement sans foi ni loi : l’ennemi qui Ă©tait tout aussi intĂ©rieur qu’extĂ©rieur. Il n’est pas surprenant qu’aprĂšs des dĂ©cennies de messages subliminaux, les politiciens d’Europe et d’AmĂ©rique imputent de maniĂšre plus explicite et sonore le dĂ©clin de fortune des majoritĂ©s blanches aux « Ă©trangers», qui vont des escrocs chinois, des violeurs mexicains, des Noirs et des musulmans fourbes aux immigrĂ©s ordinaires et autres demandeurs d’asile. »
« Dans son Discours sur le colonialisme (I950), AimĂ© CĂ©saire insistait sur le fait qu’Hitler ne semblait exceptionnellement cruel que parce qu’il avait prĂ©sidĂ© à «l’humiliation de l’homme blanc » : le fait qu’il ait « appliquĂ© Ă l’Europe des procĂ©dĂ©s colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’AlgĂ©rie, les coolies de l’Inde et les NĂšgres d’Afrique ». Se documentant au dĂ©but des annĂ©es 1940 sur le Congo sous domination belge alors qu’il vivait Ă Varsovie occupe dan par les nazis, Czeslav Milosz remarqua avec amertume que les EuropĂ©ens faisaient eux-mĂȘmes lâexpĂ©rience, maintenant, «des rafles, de la gifle d’un interrogateur en plein visage de la suffocation dans des baraquements surpeuplĂ©s, de la mort sous la botte d’un criminel d’une race supĂ©rieure. »
« En Orient comme en Occident, au Nord comme au Sud, nous avons Ă©tĂ© appelĂ©s Ă nous joindre Ă de nouvelles luttes pour la libertĂ©, l’Ă©galitĂ© et la dignitĂ©, et Ă crĂ©er un monde avec moins de misĂšre. Mais c’est Gaza qui a poussĂ© beaucoup d’entre nous Ă prendre pleinement conscience du profond malaise qui habite nos sociĂ©tĂ©s respectives.
C’est Gaza qui a catalysĂ© notre comprĂ©hension d’un monde dĂ©crĂ©pit qui n’a plus la moindre foi en lui-mĂȘme, et qui, ne se souciant plus guĂšre que de sa propre survie, foule aux pieds sans la moindre retenue les droits et les principes qu’il tenait jadis pour sacrĂ©s, rĂ©pudie tout sens de la dignitĂ© et de l’honneur et rĂ©compense la violence, les mensonges, la cruautĂ© et la servilitĂ©. En mĂȘme temps que la tragĂ©die de Gaza provoque un sentiment de vertige, de chaos et de vide, elle devient pour d’innombrables personnes impuissantes l’Ă©vĂ©nement fondateur d’une conscience politique et Ă©thique au XXIe siĂšcle – tout comme la PremiĂšre Guerre mondiale le fut pour toute une gĂ©nĂ©ration d’Occidentaux. »
Nous nâavons pas le droit de garder le silence. Nous nâavons pas le droit de fermer les yeux. Nous devons assumer cette culpabilitĂ© qui nous ronge quotidiennement et dĂ©noncer, encore et encore, jusquâĂ obtenir justice, sĂ©curitĂ© et paix pour le peuple palestinien.

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