Yuryur ne grandit pas sous lâombre des oliviers de son pays. Palestinienne, elle vit Ă DubaĂŻ avec une partie de sa famille. Elle est rĂȘveuse, coquine, un brin tĂ©mĂ©raire, curieuse, gourmande, joueuse. Entre DubaĂŻ et Beyrouth oĂč vit le reste de sa famille exilĂ©e, elle prend toutes les joies que le quotidien a Ă lui offrir. Elle partage ses secrets avec sa tante, taquine son petit-frĂšre, dĂ©fie son papa, se hisse en Ă©quilibre sur le guidon de son ami, grimpe sur les dunes sous la fournaise du soleil. Elle dĂ©couvre les premiers Ă©mois amoureux, et voit la pubertĂ© pointer le bout de son nez. Pour rĂ©pondre aux non-dits et aux chuchotements des adultes, elle questionne son ami imaginaire, Oiseau.
« Tout ça me confond, Oiseau. J’aurais aimĂ© survoler l’histoire aussi aisĂ©ment que tu planes dans le ciel. Capter d’en haut le monde entier. Dire qui je suis en une phrase, sans virgules ni dĂ©tours.
Tu habites les frontiĂšres, comme j’habite Ă l’horizon des horizons. C’est Ă la fois un sort et une bĂ©nĂ©diction.
Qui es-tu, Oiseau ? D’oĂč viens-tu ?
Qui es-tu ?
Palestinienne, fille de réfugiés palestiniens.
Voilà une belle phrase qui résume tout.
Et Beyrouth ?
LĂ oĂč ton pĂšre a grandi.
Et Damas ? LĂ oĂč ta mĂšre a grandi.
Il aurait Ă©tĂ© plus simple si mes grands-parents s’Ă©taient rĂ©fugiĂ©s au mĂȘme pays aprĂšs la destruction de leurs villages.
Ne cherche pas les réponses faciles.
Et DubaĂŻ, Oiseau ?
Le jeu du hasard. Si ton Papa avait Ă©tĂ© mĂ©canicien plutĂŽt qu’ingĂ©nieur. Et si le pĂ©trole n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©couvert dans le sous-sol du golfe Arabo-persique. Et si ces pays tout Ă coup riches n’avaient pas manquĂ© de professionnels, ton pĂšre n’aurait jamais quittĂ© le Liban et tu serais nĂ©e au camp comme tes cousins.
Et Al-Wardiyyeh ?
Une musulmane dans une Ă©cole catholique. C’est original.
Je ne suis mĂȘme pas une bonne musulmane.
Je ne suis pas toujours un bon oiseau, non plus.
Et le panarabisme ?
Tu es arabe. Le reste est un détail.
Ce sont les mots de Papa. Ăa n’explique rien ! Et Gamal Abdel-Nasser ?
Un homme. Il était simplement un homme. Il avait des qualités et il avait des défauts.
Maman ne serait pas d’accord. Lorsqu’elle se souvient du jour de sa mort, elle pleure comme si tous les pays arabes avaient perdu un pĂšre.
Tes parents sont de grands rĂȘveurs comme le sont toujours les oiseaux migrateurs. »
Bien sĂ»r que Yuryur perçoit les inquiĂ©tudes de sa famille, bien sĂ»r quâelle comprend que de nombreuses choses ne vont pas, bien sĂ»r que lâHistoire la rattrape quand les siens sont massacrĂ©s dans les camps de Sabra et de Chatila au Liban. MalgrĂ© la diaspora Ă©clatĂ©e, la politique, la nostalgie du passĂ©, le fantĂŽme de la terre arrachĂ©e⊠Elle continue de rĂȘver. Lâenfance a ce pouvoir magique : nous ramener Ă lâessentiel. Nous sommes tous des ĂȘtres vivants. Nous avons une famille, des amis, des envies et des rĂȘves. Nous aimons savourer des repas dĂ©licieux et Ă©couter les voix envoĂ»tantes dâartistes aussi talentueux que Fairouz Ă la radio. Tous les enfants devraient avoir un avenir. Et nous le savons tous, aujourdâhui plus que jamais, les enfants de Palestine en sont dĂ©pouillĂ©s.
« – Ă demain, Aleksey.
Je le lui dis ou non, Oiseau ?
Dis-le.
– En passant, merci.
– Enfin ! Un peu de gratitude.
– Pas pour le Tupperware. Merci pour cet aprĂšs-midi.
– Ah ! Ăa va. Mirna ne t’embĂȘtera plus.
– C’est quand mĂȘme son siĂšge. Tout le monde sait qu’elle s’assied lĂ .
– Et puis ? C’est un siĂšge d’autobus. Ăa n’appartient Ă personne.
– Alors pourquoi as-tu inscrit mon nom dessus ?
– Pour l’agacer. T’es pas obligĂ©e de t’asseoir lĂ non plus.
– En tout cas, merci.
Et je file. C’est tout ? J’avais tellement plus Ă dire. Combien son geste m’a Ă©mue. Que j’ai envie de l’embrasser sur la joue. Que j’Ă©tais la fille la plus heureuse au monde cet aprĂšs-midi. Pourquoi les mots qui coulent si bien dans la tĂȘte gĂšlent-ils au bout de la langue ?
Parce que c’est la vĂ©ritĂ©.
Me dis-tu toujours la vĂ©ritĂ©, Oiseau ? Visites-tu d’autres enfants ? Parles-tu de moi dans mon dos ? »
Yara El-Ghadban Ă©crit un roman qui fait du bien pour parler des Palestiniens. Son texte rend une humanitĂ© toute simple Ă un peuple quâon rĂ©duit trop souvent Ă une lutte, lutte qui est dâailleurs facilement instrumentalisĂ©e, par les Occidentaux mais aussi par les Arabes (dernier point quâon ressent Ă©galement Ă la lecture). Avec la littĂ©rature et la poĂ©sie, le merveilleux parvient parfois Ă devancer le malheur et Ă ramener de la lumiĂšre. Nous en avons besoin.

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