Nous ressortons tempête de cette lecture, mais pas que… 🌬️

Annis. Une esclave qui se libère de ses chaînes. Une femme qui s’affranchit des fantômes de son peuple. Arrachée à sa mère, vendue par son maître, elle puise la force de vivre et survivre dans le lien maternel. Sa mère lui a tout donné, tant transmis. Même la capacité de se remettre du deuil qui ravage.

En lisant ce roman, on se prend en pleine figure l’abject de deux des plus grands crimes contre l’humanité de l’histoire moderne : le commerce triangulaire et l’esclavagisme. La grand-mère d’Annis a été arrachée à son continent africain, traitée comme une bête, enfermée dans la cale d’un bateau. Sa descendance continue d’être humiliée et maltraitée quand les Blancs les violentent, les violent et les considèrent comme des marchandises.

« On n’arrête jamais de marcher, nous tous. Ma mère loin de moi, envoyée au sud pour y être vendue. Mama Aza jusqu’à la porte, puis vers le bateau qui devait la mener sur l’eau presque infinie. Et avant ça, avec son père jusqu’à la capitale, où elle est tombée aux pieds du roi dans la cour intérieure, pas plus épaisse qu’une brindille. »

Ils sont nombreux aujourd’hui, les textes retraçant cette période, dénonçant ces horreurs. Ils sont toujours aussi nécessaires, nous prennent toujours autant aux tripes. Mais Jesmyn Ward a glissé des esprits dans son récit : ces esprits nous aident, avec Annis, à supporter l’insupportable. Ils nous ramènent à la Terre, à l’Afrique, à la famille, au sens de la vie. Ils ne sont pas forcément bons, ils ont leur agenda, leurs désirs et leurs vanités. Ainsi, paradoxalement, ils rendent un peu d’humanité à ceux qui en ont été volés.

« Le lendemain soir, Aza reparaît enfin. Elle se forme dans un coin, obscurité plus sombre que le reste ; cette encre prend la forme d’un œil, de tresses de nuage, d’un cou sombre, d’une jambe et puis d’une autre. Elle s’incarne avec le sourire, son nez s’épate comme celui de ma mère, et l’espace d’un terrible instant je lui en veux d’être là alors que ma mère est absente. Elle lisse les longues tiges de ses bras et je lui en veux d’être là alors que Safi est absente, même si je refuserais qu’elle souffre ici avec moi. Je hais cet enfer, il me donne envie de maudire Aza, de me détourner d’elle comme l’a fait ma mère et de ne plus jamais adresser la parole à cet esprit déloyal. Et puis, tout au fond de mon cœur, j’en veux à la partie de moi qui se réjouit de voir cet esprit parce que sa présence prouve que le monde ne se limite pas aux relents infects de cette terre, à la désolation de cet au-delà. »

Le parallèle avec Dante est brillant. Annis est en pleine descente vers les enfers. Saura-t-elle en ressortir ? Reverra-t-elle les étoiles dans le ciel ? La nature est omniprésente pour l’y aider. Cette forme d’animisme m’a beaucoup touchée.

« – Tu dois bondir. Faire comme ont fait tes gens avant toi. Sombrer pour t’élever. Celles-qui-prédisent le voient. Elles déchiffrent l’Eau », dit Aza.

L’Italien en parle. À la fin du voyage de l’homme à travers les cercles de l’enfer, son guide trouve la sortie grâce au bruit d’un petit ruisseau. Ils suivent son lit pour remonter jusqu’à la surface, au monde lumineux, et au terme de leur ascension ils voient « les belles choses que le ciel porte. Et de là sortant, nous revimes les étoiles », disait le tuteur. Je tourne cette phrase dans ma tête, comme je tourne sans relâche le poinçon de ma mère entre mes doigts, pour sa beauté, pour ses promesses : les belles choses que le ciel porte. Et de là sortant, nous revîmes les étoiles. Je veux m’élever. Je veux les étoiles. Mais je ne peux pas obéir à ce que dit la voyante. Mon espoir, mon désir de liberté sont une offrande trop précieuse. »

Nous serons tempête : une œuvre merveilleuse pour ceux qui aiment la littérature afro-américaine. La plume de Jesmyn Ward est aussi vibrante que les esprits qu’elle invoque, aussi puissante que les femmes qu’elle décrit. Nous ressortons tempête de notre lecture, mais pas que…

« Je n’appartiens qu’à moi seule. »

Laisser un commentaire