Un chant d’amour incandescent en Palestine.

S’aimer. S’aimer plus que tout. S’aimer malgré tout. S’aimer dans un monde d’oppression. S’aimer sur une terre refusée, sur une terre arrachée. S’aimer à s’en oublier, s’aimer à s’en mettre en danger. Isaac et Gabriel. Le rescapé et l’ange. La menace gronde sur les deux amants, à l’image du khamsin, ce sable entêtant ramené du Sahara jusqu’à Jérusalem par des vents incessants. La fournaise alourdit les mouvements, épuise les muscles et les cerveaux. La poussière râcle les gorges, irrite les yeux.

« Comment t’aimer dans cette ville caractérielle, si prompte à la colère, cette ville hantée par le dieu et qui ne me laisse pas la place de t’adorer toi plutôt que lui ? Comme je voudrais être un beau vase d’Hébron, bleu translucide et plus lourd que la nuit, et toi l’artisan qui me fabrique, ton souffle et ton doigté qui me font prendre chair, tournoyer, luire, qui me distendent jusqu’à mes extrémités, m’illimitent pour devenir l’objet exact de ton désir, ta volonté faite lueur, faite moi, ta main sur mon corps qui me fait étinceler, briller en fournaise, pour fabriquer ta cocagne, ton foisonnement. Comme je voudrais être le résultat unique, pour tous les temps et toutes les nuits, de ton désir, façonné par ton souffle, tes poumons, ta salive. »

Karim Kattan, du ciel, se veut narrateur pas tout à fait omniscient. Pas tout à fait omniscient car malicieux, pour entretenir certains mystères. Pas tout à fait omniscient car empathique, pour nous épargner des horreurs. Les récits bibliques, hébraïques, islamiques, s’entrecroisent et s’entrechoquent. Les mythologies pré-religieuses fusionnent, ou peut-être sont-elles finalement communes, nées sur cette même terre où le paradis côtoie l’enfer. Où l’éden assiste, impuissant, au pire. Sous les yeux de ce ciel-narrateur et sous nos yeux, l’histoire d’amour, doucement se raconte. Elle se nourrit d’odeurs, de bruits, de pensées vagabondes, d’hésitations et d’incantations.

« Gabriel, au même âge, voulait être jardinier. Il pensait qu’une main divine (une vraie main, Isaac, dira-t-il plus tard, genre énorme dans le ciel, la main du dieu) le soir venait colorier le ciel de ses couleurs de nuits et, le matin, avec sa gomme effacer la nuit. Si bien que pour lui, le jour n’était que la nuit effacée. Il trouvait cela incroyable, jour après jour, année après année, de toujours rater le moment où la main effectuait son travail. C’était invraisemblable. Il n’en parlait jamais à personne parce qu’il s’agissait d’une évidence, comme quand le vent souffle. Parfois la main s’amusait à des expériences, quand elle inondait le ciel de rouge d’orange et de rose, avant de revenir à nouveau peindre tout de noir et alors il se rendait compte que le ciel était un jardin de couleurs. »

Gabriel et Isaac, deux amants, deux aimants, si différents. Ils ouvrent leurs jardins respectifs et peu à peu espèrent cultiver un jardin unique. Où ils n’auraient plus à avoir peur. Où ils pourraient simplement vivre. Respirer, manger, dormir, désirer. Aimer. Mais la terre créatrice, la terre nourricière, a été maudite. Et elle punit toujours les mêmes.

« Trois mers, un lac, un fleuve. Vous voyez ? Isaac et Gabriel viennent d’une terre qu’on nomme parfois Palestine et qui, si l’on veut, est un isthme. Voilà, c’est inévitable, c’est ainsi : il faut bien accepter de le nommer. Il faut bien l’ancrer dans cette réalité-là, sans quoi il s’envolerait, il deviendrait air, rien, inconsistance mais de la pire des façons. »

(…)

« Ils sont nés en ces terres empêchées par le béton et l’histoire et les tanks et le sang et la peur dans la nuit. Parfois, Isaac a l’impression d’être un rien dans son cœur. Parfois, Gabriel aussi.

C’est comme ça. »

Ce roman est un chant d’amour en Palestine. Isaac et Gabriel, amants de lumière que l’ombre du malheur attend, tapie dans la colonisation – l’expropriation – la discrimination – l’humiliation. L’amour ne devrait pas conduire au drame. Sans la stupidité et la cruauté des hommes, les histoires d’amour seraient des contes de fées. Elles ne seraient pas condamnées à devenir des tragédies. Mais… « C’est comme ça », conclut Karim Kattan. Un grand, très grand écrivain.