Dans un petit village de pêcheurs en Bretagne, dans les années 1950, le fils d’Anne, Louis, disparaît au lendemain d’une dispute avec Etienne, son beau-père. Anne sombre dans l’attente. Le temps se fige, les minutes s’écoulent différemment. Anne se remémore alors ses premières années de mère, ses premiers émois amoureux, sa rencontre avec Yvon, le père de Louis. Elle se souvient des privations et des dangers, quand les Allemands occupaient les lieux durant la guerre. Elle revit la disparition d’Yvon, son veuvage, puis la demande en mariage d’Etienne, et les débuts de sa nouvelle vie à ses côtés.
« De veuve Le Floch, je suis devenue Madame Quémeneur, je dois garder ça en tête. Au village, on trouve qu’elle s’en sort plutôt bien, la veuve. On dit ça dans mon dos, avec ce mélange d’envie et de rancœur envers ceux qui ont trouvé une meilleure place au soleil, croit-on, et qu’on échangerait bien contre la sienne. Je sens cette jalousie, cette acidité envers ceux qui ont échappé à leur condition, comme s’ils trahissaient leurs semblables et devaient payer un jour pour cette injustice. »
Perchée sur un rocher, telle une sirène esseulée, Anne scrute l’horizon. Le retour du bateau de Louis est à la fois son espoir et sa folie. Parfois la patience est au rendez-vous, et elle écrit des lettres qui débordent de promesses sucrées et gourmandes. Le plus souvent, l’attente est douloureuse et devient impatience. Une si longue impatience… Elle ronge Anne, comme le sel et le vent rongent la côte de l’Ouest. Elle ronge son couple, sa personne tout entière. Mais jamais l’impatience ne rongera son cœur de mère : son amour reste intact.
« J’ignorais abriter en moi, au creux de mon corps de mère, autant de place, autant de replis, d’interstices que la douleur pouvait atteindre et irriguer d’un flux sans fin. »
J’en ai voulu aux hommes de la vie d’Anne. À Etienne, d’abord, de ne pas avoir tenu sa promesse d’aimer le fils de son épouse, de ne pas avoir contrôlé sa brutalité. À Louis, ensuite, de laisser ainsi sa mère sans nouvelles, lui qui savait combien elle avait déjà souffert lorsque la mer lui avait enlevé Yvon. Durant ces pages, les mêmes questions nous ont hantées, Anne et moi : où es-tu, Louis ? Es-tu seulement en vie ? Est-ce que tu t’épanouis sur les mers ? Est-ce ton défunt père que tu retrouves, à sillonner les vagues ? Et toi, Etienne, pourquoi as-tu frappé Louis ? Pourquoi a-t-il fallu que tu gâches ce que tu construisais entre vous deux ? Comment vis-tu son départ, ta culpabilité ?
« Seize ans, à vif. Le temps de tous les tourments, des désordres, des élans, des questions, des violences contenues qu’un mot heureux pourrait apaiser, des fragilités qui n’attendent qu’une main aimante. L’âge où tout est prêt à s’embraser, à s’envoler ou à s’abîmer. Je le sais, je suis passée par là. Les grandes marées du cœur. Louis a éprouvé la rage, la déception, la colère, et aussi une peine qu’il ne voulait pas s’avouer, face à tant d’inconnu qu’il découvrait en lui. Il faut du temps pour se déchiffrer à ses propres yeux. »
« Oui, il n’aurait pas dû. Pas dû dégrafer sa ceinture en cuir et en frapper Louis jusqu’à avoir mal au bras. Il le sait. Je revois les traces rouges, les zébrures qui s’entrecroisent en losange sur les jambes maigres de Louis. Je devine le bruit du cuir qui glisse comme un serpent dans les passants de son pantalon, et qui siffle dans l’air en s’abattant sur la peau. Chaque geste est sans retour. Ce qui est fait est fait. »
Ce roman, cette attente, cette longue impatience, nous rappellent tant de non-dits, tant de violence et de tristesse qui sommeillent au sein des familles et des communautés. Anne, la veuve Le Floch, est jugée par ses pairs quand elle épouse Etienne. Elle ignore les médisances quand elle se rend à son poste d’observation. L’espoir habite son cœur, s’étiole lentement : combien de temps peut-elle tenir ainsi ? Elle doit pourtant tenir, pour Jeanne et Gabriel, ses deux autres enfants. Elle est mère, elle les aime, c’est magique, ce lien qui la rattache et la ramène chaque soir à eux. Malgré Louis qui ne donne aucun signe de vie…
« Je me suis fondue, dissoute, dans ces deux vies juste écloses. Le cercle de la vie qui s’agrandit, en ondes concentriques de plus en plus larges à partir de mon ventre, de cet irrépressible appel intérieur à donner la vie. Ce mystère de naître, il est si simple lorsqu’il est accompli. »
Les mots de Gaëlle Josse sont sensibles, pudiques et généreux. Son livre m’a émue. J’ai souffert et espéré avec Anne. Je l’ai aussi admirée : elle est une force, une fierté. Une femme.
« Et à table, je serai là, au milieu de vous tous, car ce jour-là, la maison sera ouverte à tous ceux qui voudront se joindre à nous et se réjouir, ce sera table ouverte, je le veux ainsi, ce sera un temps pour oublier les mauvais regards, les paroles amères, les curiosités déplaisantes, les jalousies. Je veux croire que ceux qui nous rejoindront ne seront là que pour partager notre joie.
Tous, les uns après les autres, vous tendrez votre assiette creuse que je remplirai de bouillon, de poisson, de pommes de terre fondantes et parfumées ; elles circuleront de main en main en une ronde ininterrompue, jusqu’à ce que je puisse me servir moi-même, m’asseoir et vous permettre enfin de commencer, mais je sais que la joie et l’émotion me priveront d’appétit. C’est sans importance, j’ai seulement envie de me donner ce plaisir d’être au milieu de vous, et de vous regarder dévorer. »

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