Avec Un jeu sans fin (Playground en version originale), paru hier chez Actes Sud, Richard Powers mâa complĂštement embarquĂ©e. Ă Makatea, en PolynĂ©sie française, auprĂšs dâhabitants soucieux de leurs traditions mais dĂ©sireux dâamĂ©liorer leurs quotidiens. Au cĆur de lâocĂ©an, avec Evelyne Beaulieu, Ă admirer les beautĂ©s inĂ©galĂ©es de la faune et de la flore sous-marine (magistralement dĂ©crites !). Ă Evanston, Ă Chicago, dans lâIllinois, auprĂšs de deux amis, Raffi et Todd, rĂ©unis par lâattrait du jeu et de la compĂ©tition incessante. Le jeu Ă©tant le moyen pour toute espĂšce dâĂ©voluer, de se transcender.
« Le jeu, c’Ă©tait le moyen inventĂ© par l’Ă©volution pour dĂ©velopper le cerveau, et toute crĂ©ature au cerveau aussi dĂ©veloppĂ© qu’une manta ocĂ©anique gĂ©ante y recourait forcĂ©ment. Si vous voulez rendre un ĂȘtre plus intelligent, apprenez-lui Ă jouer. Personne ne contestait l’existence du jeu chez les mammifĂšres. Elle avait jouĂ© au ballon prisonnier avec des dauphins au large des Ăźles CaĂźmans. Elle avait vu des ours catcher et des lions danser, un poulain et un jeune Ă©lan se renvoyer la balle, et des chimpanzĂ©s rivaliser de bluff dans ce qui sâapparentait Ă du bonneteau. Et pendant des annĂ©es le chien familial s’Ă©tait inclinĂ© devant elle pour la supplier de jouer ensemble. Mais mĂȘme les poissons jouaient : il fallait qu’elle le rĂ©vĂšle au monde, avant de mourir. »
Jâai pensĂ© à « LâArbre-Monde », dont les protagonistes mâavaient permis dâĂ©mettre des remises en question essentielles. Jâai retrouvĂ© lâun des (nombreux) Ă©lĂ©ments que jâavais aimĂ© dans « SidĂ©ration » : cette rĂ©flexion autour de lâintelligence artificielle, alarmiste mais aussi optimiste. Il y a ce quelque chose de « Le Temps oĂč nous chantions », avec les flash-backs qui permettent de comprendre les personnages du roman comme si nous les connaissions personnellement.
« Elle aspirait Ă envoĂ»ter ses propres enfants. Pour Daniel, elle transformait les rĂ©cifs en citĂ©s, les herbiers marins en banlieues, et les forĂȘts de kelp, les prairies sous-marines, les estuaires, les lagons et mĂȘme la haute mer en habitats aux interconnexions si complexes qu’elles en laisseraient bouche bĂ©e le plus brillant des ingĂ©nieurs civils. Pour Dora, elle faisait des ocĂ©ans le royaume enchantĂ© le plus Ă©pique qui soit, peuplĂ© de monstres sauvages et de hĂ©ros plus sauvages encore. »
Lâavenir nous est inconnu. Nous nâaurions pu prĂ©voir que lâIA et ses imprĂ©cations infinies codifieraient ainsi nos vies (les rĂ©genteraient mĂȘme, parfoisâŠ). En revanche, sâagissant de la planĂšte, nous sommes dans le dĂ©ni, et nous le savons depuis des dĂ©cennies. Nous dĂ©truisons nos habitats Ă coup de surconsommation superflue, nous auto-dĂ©truisant par la mĂȘme occasion. Nous polluons les ocĂ©ans et provoquons des gĂ©nocides avec nos montagnes de plastique. Nous brĂ»lons les forĂȘts, nos poumons. Richard Powers fait partie de ceux qui tentent de nous le rappeler : lâĂ©criture est son canal de communication pour nous atteindre.
« Renonçant stoĂŻquement Ă sa cupiditĂ©, elle replaça la brique entre les rochers, dans sa maison de lâestran. « Est-ce qu’une chose reste un dĂ©chet, une fois que la vie commence Ă s’en servir ? »
II s’Ă©tait posĂ© la mĂȘme question en plongeant au tuba avec les enfants. Ils avaient vu une pieuvre transporter un bocal en verre pour remplacer la coquille que l’Ă©volution lui avait fait perdre. Au moindre signe de danger, la crĂ©ature se rĂ©fugiait dans son mobile-home transparent. Ils avaient vu un hippocampe pygmĂ©e accrochĂ© Ă une paille de soda comme si c’Ă©tait un brin de varech accueillant. Quand l’espĂšce humaine aurait disparu, les produits dĂ©rivĂ©s de sa crĂ©ativitĂ© offriraient au reste de la crĂ©ation un jeu de gestion de ressources qui pourrait durer des millĂ©naires. »
LâIA peut-elle nous aider Ă empĂȘcher le pire, puisque nous en sommes incapables par nous-mĂȘmes ? Peut-elle nous aider Ă rĂ©parer nos erreurs ? Ou un parallĂšle est-il Ă faire entre le dĂ©ni face au changement climatique et le dĂ©ni face au monstre que nous façonnons avec lâIA ?
« Mais imaginer, Facebook, WhatsApp, TikTok, le bitcoin, QAnon, Alexa, Google Maps, les publicitĂ©s ciblĂ©es fondĂ©es sur des mots-clĂ©s espionnĂ©s dans vos mails, les likes qu’on vĂ©rifie mĂȘme aux toilettes publiques, le shopping quâon peut faire tout nu, les jeux de farming abrutissants mais addictifs qui bousillent tant de carriĂšres, et tous les autres parasites neuronaux qui aujourd’hui m’empĂȘchent de me rappeler comment c’Ă©tait de rĂ©flĂ©chir, de ressentir, d’exister Ă l’Ă©poque ? On Ă©tait loin du compte. »
Cet auteur me fascine. Il est Ă la fois douĂ© pour raconter, pour crĂ©er sur le papier des vies aussi Ă©mouvantes quâinspirantes, mais aussi pour nous pousser dans nos retranchements, pour nous questionner sans nous apporter de rĂ©ponses. Playground, un nouveau roman magistral et nĂ©cessaire.
« Car chaque Ăźle est un canoĂ«, et la Terre entiĂšre est une Ăźle, qui vit par la grĂące de la crĂ©ature bleue, immense et lentement tournoyante ».
CĆur sur Evie la plongeuse solitaire et Raffi le poĂšte torturĂ©.

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