Ce roman, publié en 1969 sous le titre Divorcing et redécouvert par les éditions Rivages en 2025, est le récit de l’émancipation multiforme d’une femme. Pour continuer à vivre, elle doit s’affranchir de son mariage bourgeois. De sa judéité et des dogmes religieux. De son père, de sa mère, de son héritage familial. De la Hongrie, qu’elle a fuie, des Etats-Unis, où elle a refait sa vie. De la maternité, des conventions sociales, de la sexualité, de sa féminité. De Freud et des psychanalystes.
« Penser à la notion de l’existence, essayer de la percer, était une préoccupation oisive, oiseuse, c’est ce que Sophie s’était toujours dit. Pire qu’oisive, malsaine, tout simplement. Une sale habitude, pour le dire vite. Et comme la plupart des mauvaises habitudes, celle-ci vous était refourguée et alimentée par d’autres, par les jugements qu’ils exprimaient au fil de leurs questions, de leurs déclarations. Confrontée au caractère déraisonnable du jugement d’autrui, Sophie préférait tout naturellement sa déraison à elle. »
Sacrée claque que ce roman. Tout pèse sur les épaules de Sophie Blind, et pèse ainsi sur nos épaules ! J’ai ressenti tout ce poids sur moi, par la force des mots de Susan Taubes. Le poids de cet époux qui refuse le divorce, refuse le dialogue. Le poids de ce père qui analyse tout sous le prisme de Freud et de la sexualité. Le poids de cette mère absente, avec qui l’incompréhension semble inévitable. Le poids de la religion, de cet héritage judaïque imprégné d’une histoire millénaire et de conventions à respecter. Le poids des horreurs de la Shoah, de l’exil aux USA, du déracinement et de l’oubli progressif de la Hongrie, le pays d’origine. Le poids de la maternité, de ces trois enfants à combler, de leurs personnalités propres qu’on voit se développer et, parfois, nous vampiriser. Le poids de la bourgeoisie, de la féminité, mais aussi de l’intellectualité et de la philosophie. Le poids des injonctions permanentes dont je n’avais qu’une envie : m’affranchir moi aussi. Pour respirer.
« Le secret d’un individu est ce qu’il a de plus important. Ils n’avaient pas de secret, c’était pour cela qu’ils étaient si malheureux. »
Mes mots vont ont épuisés ? C’est parce que ce livre est étouffant, fascinant, malaisant et brillant. En s’inspirant grandement de sa vie, Susan Taubes questionne le sens de l’existence à travers son miroir de fiction Sophie Blind. L’autrice s’est suicidée quelques jours après la publication du roman… Avait-elle trop exhumé de son être et de sa chair, trop remué, trop chamboulé, trop dynamité ? Les critiques l’ont-elles atteinte plus que de raison, ou ce suicide était-il inéluctable après la catharsis de l’écriture ?
« Le jour où tout changea, on aurait dit que c’était arrivé à quelqu’un d’autre, une autre enfant, une inconnue indéfinie essayait de comprendre la mystification, la perte sans fond ; la perte du monde comme de la personne à qui il appartenait de façon naturelle et qui commençait à s’y sentir chez elle, ce monde plutôt étrange, avec ses prairies, ses arbres, son ciel, le seul monde qu’il y eût.
Soudain il apparut qu’il n’était pas aux Juifs : C’était le monde des autres – Hongrois, Allemands, Français, Russes – et ils pouvaient laisser les Juifs vivre sur leur Terre à eux, et même leur permettre de posséder quelque temps une maison ou une boutique, mais ensuite ils les invitaient à dégager, et plus personne ne voulait vraiment d’eux. Ce devait être ainsi, les Juifs n’étaient pas censés se sentir chez eux où que ce fût ; les champs, les vergers, les chevaux, le bétail, les rivières et le ciel n’étaient pas pour eux, n’étaient pas ce qu’ils désiraient ou auraient dû désirer car Dieu les avait choisis, faits différents, élus pour une autre destinée. »

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