Aliène est un roman à l’ambiance pesante, lourde, poisseuse, malaisante. Nous y suivons Fauvel, une trentenaire paumée qui a perdu un œil suite à un tir de LBD. Ce détail a son importance, comme chaque élément du récit. Tout contribue à retracer la violence, la peur, les dominations.
Fauvel accepte de se retirer à la campagne pour garder Hannah, la chienne de Luc, le père de son amie. Mais Hannah est particulière. Clonée à partir du matériel génétique de l’ancienne chienne de Luc, elle suscite la peur dans le village. Des événements inquiétants se multiplient, des animaux sont massacrés, leurs dépouilles sont répugnantes. Hannah, la chienne clonée, est la suspecte parfaite. Ou peut-être est-ce un ours réintroduit ? Le jeu dangereux des chasseurs du village ? Un sacrifice humain pour faire venir les extraterrestres sur Terre ?
« Elle sait que la campagne, c’est aussi, et peut-être avant tout, des centres-villages en proie à la désolation, des zones commerciales dévorant les friches, les jardins et les pâturages ; des individus véhiculés et solitaires, sillonnant un territoire aussi étranger que la Lune.
Pourtant elle a eu hâte d’être arrachée à la ville et à la violence qu’elle y flairait partout. Elle s’y sentait traquée. Traquée par des ennemis. Partir, ça serait enfin leur échapper. »
L’étrange est partout. Dans les rêves embrumés par la drogue de Fauvel. Dans le bruit constant de l’usine d’eau minérale. Dans les paradoxes des gens, Fauvel la première. En voulant échapper à ses démons, elle s’y confronte. Coupée du monde, elle se reconstruit, se réconcilie avec elle-même, avec les autres, avec la terre. Hannah, la chienne, y est pour beaucoup. D’abord antagoniste, elle devient son double. Elle lui permet d’accepter son animalité, de voir que la cruauté n’est pas l’apanage des bêtes.
« Savoir jusque dans les tréfonds de soi-même, dans les organes, les tissus, les ossements, que ça peut recommencer, que la violence n’est jamais vraiment très loin, que ses attitudes et son regard craintifs ne font parfois qu’exciter la férocité, qu’il n’y a probablement pas d’échappatoire.
Que sentir la faiblesse d’autrui fait naître le désir d’exercer plus absolument la domination que cette faiblesse dessine. Qu’alors écraser devient une issue délicieuse. »
Qui est l’aliène, l’étrangère, l’autre, l’inconnue ? Pourquoi cette aliène, cette étrangère, cette autre, cette inconnue suscite-t-elle la peur ? Parce qu’elle est différente, incompréhensible, inatteignable ? Ou parce qu’elle nous renvoie un reflet qu’on refuse de regarder en face ?
« Elle se sent ours réintroduit, elle se sent eau minérale en bouteille, elle se sent aliène, l’autre, la friche, détruite par le feu du brûlis. Dans la faiblesse artificielle de son corps, les braises de sa colère se ravivent.
Cette colère, faiblarde, bête et obtuse, et qui l’avait fait lutter auparavant et qui l’avait perdue, qui lui avait rendu odieux le monde à force de ne pouvoir y exister, elle palpite à nouveau avec un je ne sais quoi de plus décidé, de plus féroce.
Voilà, son esprit a encore changé de direction, dévié dans sa course. Ça la préoccupe à nouveau ce qu’il se passe sur terre hors de son corps. Elle se dit que l’expérience des choses est animée d’un mouvement de balancier. Peut-être que c’est avec cette idée qu’elle devrait se réconcilier. »
Réflexions écologiques, violences policières, manifestations et espoirs déçus, Gilets jaunes, syndicalistes et luttes contre l’injustice, ravages de l’industrie, connexions cosmologiques, liens avec le vivant, réintroduction des ours et des loups, jeunesse désabusée, campagne, chasseurs, citadins, ruralité… Tout se superpose. En multipliant les grilles de lecture, ce roman est une mine d’or et un miroir de notre époque.
« La justice en effet n’est pas un concept mais un acte physique, elle le voit bien maintenant, et c’est en mouvant ses bras et ses jambes, son corps à travers l’espace qu’elle la rendra ; elle – Fauvel – qui était devenue si immobile, si menue, repliée dans un coin par des inquiétudes imposées.
Elle voit bien à présent que tout comme l’injustice a pu s’incarner dans un corps – le sien – en prenant la forme de la souffrance, c’est maintenant par l’action de ce même organisme meurtri que la justice se déploiera. Elle voit nettement que la source et l’issue sont les mêmes. »
Phoebe Hadjimarkos Clarke est la lauréate 2024 du prix Inter avec Aliène.

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