L’oralité de ce texte lui confère une puissance unique.

Dans ce roman, l’écrivain David Diop donne une voix unique aux tirailleurs sénégalais. Sa plume est éblouissante. Elle narre l’inénarrable. Les tranchées. La pluie d’obus, la boue, les rats, la promiscuité. L’absurdité de la guerre. Les yeux de l’ennemi allemand avant qu’il meure. La folie meurtrière pour survivre. La survie qui rend fou. L’exil.

Alfa Ndiaye nous parle. Mademba Diop, son frère d’arme, son frère d’âme, son plus que frère, vient de mourir. Ils ont grandi ensemble au Sénégal, ont tous les deux été arrachés à leur Afrique pour un combat qui les dépasse. Leur capitaine attend d’eux qu’ils soient effrayants, qu’ils soient sauvages. Mais « la nuit, tous les sangs sont noirs ».

« Mon odeur est celle de la mort. La mort a l’odeur du dedans du corps projeté hors du vase sacré. À l’air libre, le dedans du corps de tout être humain ou animal se corrompt. De l’homme le plus riche au plus pauvre, de la femme la plus belle à la plus laide, de l’animal le plus sage au plus sot, du plus puissant au plus faible. La mort, c’est l’odeur décomposée du dedans du corps, et même les rats prennent peur quand ils me sentent arriver rampant sous les barbelés. Ils redoutent de voir la mort bouger, s’avancer vers eux, alors ils me fuient. Ils me fuient aussi chez nous dans la tranchée, même quand je lave mon corps et mes habits, même quand je crois me purifier. »

Ce texte se lit comme un conte, un conte terrible, où le passé pointe, lumineux, et le présent devient confus, perd son sens. Alfa Ndiaye est notre griot. Il nous parle sans filtre, en toute intimité. Rongé par la culpabilité de ne pas avoir abrégé les souffrances de son ami, il se raconte, il le raconte. Leurs âmes s’entremêlent. On ne sait plus qui est Alfa, qui est Mademba, qui est la Mort.

L’oralité de ce texte lui confère une puissance unique. Je l’ai relu deux fois, et ça ne suffit pas tant c’est fort.

« Qu’on ne me raconte pas qu’on n’a pas besoin de fous sur le champ de bataille. Par la vérité de Dieu, le fou n’a peur de rien. Les autres, Blancs ou Noirs, jouent les fous, jouent la comédie de la folie furieuse pour pouvoir se jeter tranquillement sous les balles de l’ennemi d’en face. Ça leur permet de courir au-devant de la mort sans trop avoir peur. Il faut bien être fou pour obéir au capitaine Armand quand il siffle l’attaque sachant qu’il n’y a presque aucune chance de revenir vivant chez nous. Par la vérité de Dieu, il faut être fou pour s’extraire hurlant comme un sauvage du ventre de la terre. Les balles de l’ennemi d’en face, les gros grains tombant du ciel de métal, n’ont pas peur des hurlements, elles n’ont pas peur de traverser les têtes, les chairs et de casser les os et de couper les vies. La folie temporaire permet d’oublier la vérité des balles. La folie temporaire est la sœur du courage à la guerre.

Mais quand on donne l’impression d’être fou tout le temps, en continu, sans arrêt, alors là on fait peur, même à ses amis de guerre. Alors là on commence à ne plus être le frère courage, le trompe-la-mort, mais bien l’ami véritable de la mort, son complice, son plus que frère. »

Une réponse à « L’oralité de ce texte lui confère une puissance unique. »

  1. […] passé pour combattre nos erreurs présentes. J’ai lu deux grands romans historiques. Le puissant Frère d’âme de David Diop sur les tirailleurs sénégalais ☠️ 🪖 et le destin hors-norme de Aminata de […]

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