Voilà un très beau roman, riche tant sur le fond que sur la langue, qui demande donc de prendre son temps pour s’en imprégner. L’histoire se déroule en Ouganda et commence en 1975. Kirabo est encore une enfant. Élevée par ses grands-parents paternels, elle ignore qui est sa mère, et cette absence nuit à sa construction.
Dès les premières pages, alors que Kirabo rend visite à la rivale de sa grand-mère, Nsuuta dite la sorcière, nous découvrons avec la jeune fille le poids des contes et des légendes. Les histoires conditionnent pour beaucoup la place de la femme et celle de l’homme. Elles entérinent dans les esprits des justifications aux inégalités entre les individus. Kirabo, avec l’aide des femmes qui l’entourent, se fraye un chemin dans la société, cherche à conquérir sa liberté sans s’opposer aux siens ni au monde dans lequel elle grandit.
« Nsuuta prit la main de Kirabo et entrelaça ses doigts aux siens.
« Au début… »
« Famille, tu étais nos yeux. »
Pour Kirabo, les règles du conte devaient être respectées.
« … les humains étaient de simples habitants de la terre. Nous ne la possédions pas, nous ne la gouvernions pas ; nous la partagions équitablement avec les plantes, les insectes, les oiseaux et les animaux. Mais un jour, nos anciens ont compris qu’ils pouvaient être plus que ça, qu’ils pouvaient posséder la terre et régner sur elle. Tu sais ce qu’ils ont fait ? »
« Non. »
« Ils ont inventé des histoires. »
« Des histoires ? »
Kirabo avait pensé à la guerre.
« Oui, des histoires qui justifiaient notre domination. D’abord, ils ont inventé Kintu et en ont fait le premier humain sur terre. Et que signifie être le premier ?
« Qu’on est le vainqueur et le chef et le propriétaire. »
« Exactement. Le premier fils est l’héritier. Le premier né a du pouvoir. Même la première épouse détient un certain pouvoir. Ici, au Buganda, nous avons créé Kintu, qui a épousé Nnambi, et ils ont fait venir sur terre toutes les plantes et les créatures du ciel. Les Européens ont créé Adam et Eve, puis ils ont prétendu que leur dieu, apparemment, avait tout créé et leur avait ensuite donné la terre pour qu’ils la nomment et la gouvernent. Il existe des histoires similaires dans le monde entier qui justifient la domination humaine. À travers ces histoires, les humains se sont donné tellement de pouvoir qu’ils pourraient détruire le monde s’ils le souhaitaient. »
« Détruire la terre, comment ça ? »
J’en ai appris beaucoup sur l’Ouganda, tant d’un point de vue sociétal que politique. Le régime militaire d’Idi Amin Dada, le conflit contre la Tanzanie, le rapport aux anciens colons britanniques forment un contexte passionnant. S’ajoutent les différences entre le milieu rural et le milieu urbain, la démesure de Kampala, la perte des traditions face à la modernité.
Les personnages sont vivants, humains, imparfaits. Finalement, on comprend avec Kirabo que la femme doit constamment arbitrer. À s’affranchir en cherchant sa forme originelle, elle risque d’être ostracisée, comme Nsuuta. À faire trop de concessions en devenant mère, épouse et docile, elle se perd elle-même.
« Cesse de jouer avec le temps, Alikisa. Le temps déteste les femmes. »
J’ai aimé la réflexion sous-jacente sur le mal que le patriarcat inflige aux relations entre femmes. Trop souvent, au lieu de se soutenir face à l’oppression, les femmes se dressent les unes contre les autres, se jalousent, se désolidarisent. Kirabo espère mieux : on le lui souhaite.
« Les histoires sont essentielles, Kirabo, ajouta-t-elle d’un air pensif. Dès que nous nous tairons, quelqu’un comblera le silence à notre place. »
L’écrivaine Jennifer Nansubuga Makumbi s’était fait remarquer avec son premier roman Kintu, également publié aux éditions Métailié dans sa traduction française. Il me tente beaucoup !

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