Paul Auster a ce don d’écrire des histoires énigmatiques, dans lesquelles chacun peut trouver un sens particulier (ou pas de sens du tout peut-être pour certains). J’aime particulièrement ses mises en abyme, et elles sont nombreuses dans cet ouvrage.
Dans Le livre des illusions, le narrateur s’appelle David. Il est veuf et a perdu ses deux enfants et son épouse durant un accident d’avion. Le roman relate, à la première personne du singulier, sa lente reconstruction. C’est l’obsession de David pour un acteur du cinéma muet dénommé Hector Mann qui le ramène petit à petit dans le monde des vivants.
« Nous avons tous envie, je le suppose, de croire à l’impossible, de nous persuader que des miracles peuvent se produire. Etant donné que j’étais l’auteur du seul livre jamais écrit sur Hector Mann, il n’était sans doute pas absurde de penser que je sauterais sur l’occasion de croire celui-ci encore en vie. Je n’étais pourtant pas d’humeur à sauter. Ou, du moins, je ne pensais pas l’être. Mon livre était né d’un grand chagrin et, s’il se trouvait à présent derrière moi, le chagrin, lui, demeurait. Ecrire sur la comédie n’avait été qu’un prétexte, une forme bizarre de remède que j’avais avalé tous les jours pendant plus d’un an en pensant que, peut-être, il apaiserait la douleur qui m’habitait. Dans une certaine mesure, ç’avait été le cas. Mais Frieda Spelling (ou la personne qui disait s’appeler Frieda Spelling) ne pouvait pas savoir cela. Elle ne pouvait pas savoir que le 7 juin 1985, une semaine avant mon dixième anniversaire de mariage, ma femme et mes deux fils étaient morts dans un accident d’avion. Elle avait sans doute vu que le livre leur était dédié (A Helen, Todd et Marco – en souvenir), mais ces noms ne pouvaient rien signifier à ses yeux et même si elle avait deviné leur importance à ceux de l’auteur, elle ne pouvait pas savoir que pour lui ces noms représentaient tout ce qui avait eu un sens dans la vie – ni que quand Helen était morte à trente-six ans, Todd à sept ans et Marco à quatre, lui-même était, autant dire, mort avec eux. »
Les vies s’entremêlent, et Paul Auster questionne les rencontres, les jeux du destin. À chaque moment important, il interroge : qu’aurait été la vie de David ou d’Hector Mann si, à cet instant précis, tel événement n’était pas arrivé ? Ce que nous vivons, ce que nous partageons : est-ce que tout n’est qu’illusion ? Comment agit l’espoir dans toute cette mécanique ?
Les thématiques sous-jacentes sont diverses et finement traitées. La mémoire, la trace que nous laissons sur Terre et dans la vie des autres. L’art, sa construction, ses imbrications avec le réel, son rôle. L’amour, le fusionnel, le nécessaire, le fugace, l’éternel (il y a d’ailleurs une très belle scène durant laquelle une femme se meurt à mesure que l’homme qu’elle aime termine son manuscrit. Lorsqu’il comprend la malédiction, il n’hésite pas à brûler le fruit de son travail pour la ramener à la vie).
Enfin, le parallèle avec Chateaubriand est fascinant. Ce dernier aurait exigé que son œuvre soit publiée après sa mort, quand Hector Mann exige que tout ce qu’il a produit soit brûlé à la sienne. Toute trace doit disparaître. Comme si sa vie n’avait finalement été qu’une illusion.
« Je n’avais pas peur d’Alma Grund mais ma propre colère m’effrayait, je n’avais plus aucune idée de ce que j’avais en moi. Il y avait eu cette scène chez les Tellefson au printemps précédent, et depuis je m’étais tenu à l’écart et j’avais perdu l’habitude de parler à des inconnus. La seule personne avec qui je savais encore comment me comporter, c’était moi-même – mais je n’étais plus vraiment quelqu’un, je n’étais plus vraiment vivant. J’étais juste un type qui faisait semblant de vivre, un mort qui passait ses journées à traduire le livre d’un mort. »

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