Assia Djebar laisse sa plume s’imprégner de ses souvenirs. Avec douceur et pudeur, elle nous raconte son enfance et son adolescence, ses liens avec sa mère, ses grands-mères, son père instituteur et son impact sur ses mœurs, son rapport à la littérature, sa découverte du corps féminin, le bourgeonnement du sentiment amoureux… En interrogeant sa mémoire, elle raconte aussi la société ségréguée, les rapports de domination coloniale, les lentes évolutions autour d’elle, et l’Algérie d’une époque.
« Remonte en ma mémoire le souvenir d’une fillette de cinq ou six ans, lisant son premier livre : elle est arrivée en coup de vent dans cet appartement du village, avec, à la main, un roman emprunté à la bibliothèque scolaire. Sans embrasser sa mère dans la cuisine, elle a foncé dans la chambre parentale ; elle s’est jetée à plat ventre sur ce lit qui lui semble immense (en face, dans le haut miroir ancien, elle peut s’entrevoir, tout au fond, en une autre fillette).
Oui, à plat ventre, les genoux pliés, ses pieds ayant rejeté les sandales, elle a ouvert le livre et elle lit : comme on boit ou comme on se noie ! Elle oublie le temps, la maison, le village, et jusqu’à son double inversé au fond du miroir.
Lisant, elle décide : « Je ne m’arrêterai qu’à la dernière page ! ». Peu après, elle pleure sans s’en apercevoir, en silence d’abord, puis avec des sanglots qui la secouent lentement. Sa mère, qui a préparé le goûter comme chaque jour, entend, de la cuisine, ce lamento ponctué de hoquets. Alarmée, elle se précipite, se fige sur le seuil, contemple son aînée brisée, pour ainsi dire, mais qui continue à lire goulûment. »
C’est tout un art que de faire revivre avec tant de souplesse et d’honnêteté les volutes du passé. Surtout après tant d’années à écrire. L’autrice pose un nouveau regard sur ses textes ; ont-ils été influencés de près ou de loin par ces souvenirs qu’elle fait ressurgir, avec leurs joies et leurs peines, avec les événements que, parfois, elle aurait peut-être préféré oublier ?
« Ecrire, revivre par éclairs, pour approcher quel point de rupture, quel envol ou, à défaut, quelle chute ? Quelle conclusion fugace, propulsée vers l’horizon en soudains soubresauts, au cœur de l’orage qui secoue et bouleverse toute destinée, même la plus humble, oubliée parfois par celui ou celle qui doit la traverser ? »
Si vous n’avez pas encore lu cette grande autrice algérienne, foncez. Pour celles et ceux qui ont envie de la retrouver dans un ouvrage plus intimiste, Nulle part dans la maison de mon père ne pourra que vous emporter.

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