Une héroïne inoubliable et une atmosphère particulière.

« L’espionne de Tanger » de María Dueñas est un roman envoûtant, avec une intrigue originale et une ambiance particulière. Sira, la protagoniste, nous raconte comment, de ses jeunes années de couturière timide à Madrid avant la guerre civile espagnole, elle est devenue une femme assumée, espionne pour le compte des Alliés.

« Du commerce de doña Manuela Godina, sa propriétaire, sortaient, depuis des décennies, des vêtements ravissants, excellemment coupés et cousus, réputés dans tout Madrid. Des ensembles pour tous les jours, des robes de cocktail, des manteaux et des capes qui seraient ensuite arborés par des dames distinguées au cours de leurs promenades le long de la Castellana, à l’hippodrome et au polo de Puerta de Hierro, quand elles prenaient le thé chez Sakuska ou se rendaient dans les églises les plus chics. Il s’écoula un certain temps, néanmoins, avant que je ne commence à pénétrer les arcanes de la couture. Je fus d’abord la bonne à tout faire de l’atelier : celle qui remuait les cendres du brasero et balayait les découpes de tissu tombées par terre, celle qui réchauffait les fers à repasser sur le feu et se précipitait hors d’haleine à la place de Pontejos pour y acheter des fils et des boutons. Celle qu’on chargeait d’aller livrer dans les résidences de la haute les modèles tout juste terminés, enveloppés dans de grands sacs en toile brune : ma tâche favorite, l’occupation la plus amusante de ma carrière naissance. »

On voyage, dans le Tétouan du protectorat espagnol, dans le Madrid meurtri d’après-guerre, dans le Lisbonne cosmopolite de l’époque, durant des années plus que troubles, en croisant des personnalités franquistes, nazies ou alliées. La couverture de Sira est parfaite : avec son atelier de haute couture, elle fait entrer entre ses murs les secrets des grands dignitaires grâce aux confidences de sa riche clientèle.

« Nous débarquâmes à Tanger par une journée venteuse du début du printemps. Nous avions abandonné un Madrid grisâtre et sauvage, et nous nous installions dans une ville étrange, éblouissante, remplie de couleurs et de contrastes, où les visages bruns des Arabes avec leurs djellabas et leurs turbans se mêlaient aux Européens établis sur place ou à ceux fuyant leur passé, en route vers mille destinations, leurs valises à moitié faites remplies de rêves incertains. Tanger, sa mer, ses douze drapeaux internationaux et cette végétation luxuriante de palmiers et d’eucalyptus ; ses ruelles maures et ses ateliers modernes parcourues de somptueuses automobiles aux plaques d’immatriculation portant les lettres CD : corps diplomatique. Tanger, où les minarets des mosquées et l’odeur des épices cohabitaient sans aucune tension avec les consulats, les banques, les étrangères frivoles dans leurs décapotables, les exhalaisons de tabac blond et les parfums parisiens détaxés. »

Écrit à la première personne, ce roman est un bijou que j’ai savouré. J’ai particulièrement aimé vivre les transformations de Sira. La voir se relever face aux épreuves pour se révéler être une femme courageuse qui prend son destin en main, alors que la vie ne lui a franchement pas fait de cadeau. J’ai adoré croiser la route de personnages inoubliables à ses côtés, mais aussi être suspicieuse ou en confiance avec elle.

« Guten Morgen. Je suis Frau Heinz. Je suis nouvelle à Tétouan, et j’ai besoin de quelques tenues.

Je l’accueillis, vêtue d’un tailleur que je m’étais confectionné depuis peu. Gris-bleu, jupe fourreau étroite, veste serrée à la taille, sans chemisier dessous et le premier bouton juste à l’endroit, au millimètre près, à partir duquel le décolleté deviendrait indécent. Et, même ainsi, formidablement élégante. Pour toute parure était suspendue à mon cou une large chaîne en argent à laquelle était accrochée une paire de ciseaux ancienne du même métal : elle était si vieille qu’elle ne coupait plus, mais je l’avais trouvée dans la boutique d’un antiquaire, alors que je cherchais une lampe, et j’avais aussitôt décidé de m’en servir pour construire ma nouvelle image. Frau Heinz me regarda à peine tandis qu’elle se présentait : elle était trop occupée à évaluer la qualité de l’établissement afin de s’assurer qu’il était à la hauteur de ses exigences. »

Je tiens à saluer le travail de l’auteure. Elle a su m’emporter dès les premiers mots. Parce qu’elle a inscrit sa fiction dans une période historique avec beaucoup de justesse. Parce qu’elle a provoqué en moi de nombreuses sensations et émotions. C’était comme si mes doigts pouvaient éprouver la douceur des étoffes de l’atelier. Comme si je pouvais sentir le sucre du thé à la menthe sur ma langue. Comme si je pouvais entendre l’anglais, l’allemand et l’espagnol se mélanger sous les lustres luxueux des palais visités. J’ai été incapable de poser le bouquin face aux multiples péripéties. Enfin, je n’ai pas pu m’empêcher de ressentir injustice et dégoût devant l’opulence des puissants, face au dénuement des masses, masses dans lesquelles Sira est née et a grandi.

Je n’en dis pas plus, mais suis curieuse de connaître vos impressions. Conquis(e)s comme moi ?

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