La saga de deux sœurs arméniennes, survivantes du génocide.

Dès les premières pages, l’horreur absolue. Âmes sensibles, vous êtes prévenues : dans ce roman, Ian Manook ne vous épargnera pas. C’est un parti pris totalement compréhensible au vu du sujet abordé : le génocide arménien. En s’inspirant des souvenirs de sa grand-mère, l’auteur écrit la saga bouleversante de deux sœurs nées à Erzeroum, dans l’Empire ottoman : Araxie, dix ans, et Haïganouch, six ans. Enfants, elles supportent les pires abominations, à commencer par le viol et l’assassinat de leur mère sous leurs yeux. Elles sont déportées et doivent leur salut à des âmes généreuses, des exceptions ensoleillées au milieu des participants complaisants et complices des massacres, qui parviennent à contourner les abominations perpétrées par les Turcs au péril de leur vie.

« Le sourire d’Haïganouch et celui qu’il fait naître sur le visage d’Assina malgré ses larmes essorent le cœur du médecin soldat. Les enfants sont l’avenir de ce monde et pourtant chaque bourreau qui les massacre a été un enfant lui aussi. Que reste-t-il des hommes ? soupire-t-il. Des tribus guerrières, devenues des empires assassins dont il enterre, jour après jour, les soldats hébétés de mourir à leur tour, après avoir tué tant et tant d’autres soldats morts dans le même étonnement de ne pas survivre ».

C’est le genre de roman historique, de la petite histoire dans la grande, qui donne envie d’en apprendre plus. Qui fait aussi réaliser combien certains drames sont insuffisamment traités, dans les livres comme dans les programmes scolaires. Le génocide arménien mérite toute notre attention. En souvenir des victimes, même si le souvenir en lui seul ne leur rendra pas justice. Des massacres systématiques ont encore lieu. Selon les époques, ils visent d’autres populations, ethnies, religions, ou autre étiquette réductrice dans laquelle l’humain idiot s’évertue à caser ses semblables.

« Une heure plus tard, les déportés des différents quartiers convergent pour former un long serpent de misère à la sortie de la ville. L’homme de l’Ittihad et l’umbachi remontent la colonne à contresens, une liste à la main, pour s’assurer que tout le monde est là. Famille par famille. Nom par nom. Nouveau-né par nouveau-né. Quelque part à Istamboul, dans les palais dorés de la nouvelle République, des hommes attendent ces listes pour vérifier leurs calculs : dans aucune province de la grande Turquie il ne doit rester plus de cinq pour cent d’Arméniens. La grandeur de l’Empire est à ce prix, que les giavour doivent payer pour avoir eu l’insolence d’être là plus de deux mille ans avant eux. D’avoir été un empire avant leur Empire. Le premier royaume chrétien au monde. Et d’avoir été, jusqu’au massacre des notables du 24 avril, l’élite intellectuelle et économique de ce pays ».

On croise de très beaux personnages dans ce roman. Medz mama Chakée, notamment, la vieille Arménienne rusée qui prend les deux sœurs sous son aile durant les marches forcées vers le terrible désert de Deir-ez-Zor. J’ai aussi adoré le duo Haïgaz et Agop, les deux jeunes fedaï qui grandissent trop vite pour pouvoir survivre, « un vaurien au grand cœur et un grand cœur aventurier », comme l’écrit si joliment Ian Manook. On voyage énormément, aussi. D’Erzeroum à Alep, de Munich à Moscou, de l’Empire ottoman qui se meurt à l’Arménie soviétique en URSS, en passant par la France qui voit la montée du nazisme à ses portes et se prépare à la guerre.

« Ils fument sous les abricotiers, le dos à l’orphelinat pour que personne ne puisse apercevoir le bout incandescent de leurs cigarettes. L’air est frais et le ciel immense, piqueté d’étoiles. Haïgaz garde le nez tendu.

– Qu’est-ce qui sent comme ça ?

– Je n’en sais rien, répond Selim. Le crottin de cheval dans le pré, le jasmin ou la glycine dans le jardin.

– Non, ça sent le mouillé. Le sel. Un truc bizarre, par là.

– Ah ça ? C’est la mer.

HaIgaz reste silencieux, le nez dans le vent et les narines dilatées.

– C’est comment ?

– Quoi, la mer ? Tu n’as jamais vu la mer ? se moque Selim.

– Et alors, se vexe Agop à la place d’Haïgaz, t’as fait la guerre, toi ? T’as déjà tué des Turcs ?

– Peut-être pas, se pique Selim, mais j’ai fait passer des espions à Istamboul, moi. En secret, la nuit, sur des barques invisibles.

– Comme si on allait te croire !

– Parfaitement. Et j’ai même voyagé en voiture avec l’espion. Et même que je sais où elle est. Dans une planque au bord de la mer.

– On peut aller la voir ? s’intéresse soudain Haïgaz. C’est loin d’ici ?

– Voir quoi, la voiture ?

– Non, la mer ».

Ce roman est un bel hommage aux Arméniens. La littérature a le pouvoir de dénoncer les massacres mais aussi d’offrir une tribune précieuse pour perpétuer les traditions d’un peuple millénaire. Guenatz, et bonne lecture ! Et pour ceux qui ont aimé ce roman, une suite est parue aux éditions Albin Michel ce mois-ci : Le Chant d’Haïganouch. J’espère pouvoir le lire et vous en dire plus bientôt.

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