« Les choses humaines » de Karine Tuil : le roman d’une époque.

Claire et Jean Farel sont au sommet de la pyramide sociale. Elle, la cinquantaine, essayiste renommée invitée sur les plateaux. Lui, soixante-dix ans, présentateur télé et personnalité adorée du grand public. Leur plus grande réussite : leur fils, Alexandre Farel, premier en tout depuis sa naissance et fraîchement accepté à Stanford, une université américaine de renom. Ils ont chacun leurs petits tracas de bourgeois parisiens. Jean ne supporte pas de vieillir, et la peur d’être remplacé par un ou une animatrice plus jeune est devenue phobique. Claire a des regrets : n’aurait-elle pas concédé trop de sacrifices dans sa vie ? En privé, ils sont séparés, mais en public, ils affichent un mariage de façade. L’image, c’est important. Primordial, même. Alors, quand leur fils prodigue est accusé de viol en pleine période #meetoo, l’image se brise en mille morceaux…

Les faits remontent à une soirée, tout ce qu’il y a de plus banal pour Alexandre, mais pas pour Mila, la victime. Que d’ironie dans cette histoire. Jean est de cette génération d’hommes blancs traumatisés par l’affaire DSK à qui une telle plainte pend au nez depuis des années. Claire, qui se veut féministe et défenseuse des victimes, se retrouve à protéger son fils à tout prix. Il y a tant de réussites dans ce roman. La construction en trois actes et l’aspect romanesque, pour commencer. Les nombreuses questions soulevées et l’ancrage dans notre époque, ensuite. Une fois encore, les lycéens ne s’y sont pas trompés en attribuant leur Goncourt !

« Alexandre se sentait au bord du gouffre à présent, il ne se souvenait plus très bien de la façon dont les choses s’étaient passées avec Mila, il avait peut-être été directif et brutal à cause de la drogue et de l’alcool, il n’était pas dans son état normal, mais c’était tout, il s’en persuadait – en vain. Pourquoi ne parvenait-il pas à la sortir de sa tête ? Pourquoi revoyait-il cette fille en pleurs ? Est-ce qui avait été trop loin ? Il n’aurait pas dû l’amener dans ce local, voilà ce qu’il se répétait, cherchant à oublier ce qui s’était passé à l’intérieur : cela n’aurait pas dû arriver. C’était une sensation poisseuse, il avala un comprimé de Xanax et se détendit rapidement ».

Dans le premier acte, Karine Tuil nous présente les personnages et le contexte. La famille Farel est parfaitement dépeinte pour nous lecteurs, et l’auteure prend son temps pour poser les bases du malheur à venir. Le deuxième acte, c’est l’acte de l’accusation de viol et des jours qui suivent. On est sous le choc avec les personnages. On bascule avec eux. Le troisième acte retrace le procès. Une partie merveilleusement écrite qui nous tient en haleine de bout en bout. À chaque question, à chaque intervention de l’avocat de la défense ou de l’avocat général, on se demande : que penser ? Car l’une des plus grandes réussites de Karine Tuil consiste à nous mettre dans la peau d’un juré.

On ne sait pas grand-chose sur Mila, la victime, car l’auteure a choisi de nous montrer le quotidien des Farel. Mila a dix-neuf ans au moment des faits. Issue d’une famille juive pratiquante, elle est la fille du nouveau compagnon de Claire. À l’adolescence, un attentat dans son collège a laissé en elle un profond traumatisme. Elle a raté son bac et le repasse en candidate libre. Le soir du viol, elle accorde sa confiance à Alexandre en se rendant à l’une de ses soirées. J’ai encore des frissons en repensant à la phrase d’Adam, son père, qui dit à Alexandre « Prends bien soin d’elle ». Les bases du malheur à venir, encore une fois…

À la soirée, Mila n’est pas à l’aise. Ça fume, ça boit, mais surtout, elle n’est pas issue du même milieu. Quels codes adopter dans ce petit monde ? Les potes d’Alexandre proposent un jeu : les mecs se lancent le défi de coucher avec une nana de la soirée et de ramener un sous-vêtement après coup, en trophée pervers (au passage, ces mêmes mecs notent évidemment les filles de leurs universités, n’oublions pas qu’après tout, les femmes ne sont que des morceaux de chair). Bizutage honteux que nous commençons enfin à dénoncer aujourd’hui, mais passons. Alexandre fume, boit. Il encourage Mila à boire, se disant que ça la détendra. Elle a besoin de prendre l’air. Il l’accompagne dehors, ce qui lui donne la bonne idée d’aller acheter du shit. Mila a peur d’avoir des problèmes avec la police. Alexandre trouve comme solution de se cacher dans un local à poubelle. C’est ce lieu sordide qui devient le lieu du drame. Dans ce local à poubelle, leurs vies basculent. Elle devient victime, lui bourreau. Ils n’étaient avant d’entrer dans ce local que deux jeunes gens presque unis par un lien familial à travers la relation amoureuse de leurs parents.

« Comment basculait-on ? Ce qui s’exprimait dans les salles d’un tribunal, c’était le récit d’existences saccagées, c’était la violence, les blessures d’humiliation, la honte d’être à la mauvaise place, d’avoir cédé au déterminisme, au désir, à l’orgueil ; d’avoir commis une faute, une erreur de jugement ; d’avoir été léger, cupide, manipulé, manipulable, impuissant, inconstant, injuste, d’avoir trop aimé le sexe, l’argent, les femmes, l’alcool, les drogues ; d’avoir souffert ou fait souffrir ; d’avoir fait confiance, par aveuglement/amour/faiblesse ; la honte d’avoir été violent, égoïste, d’avoir volé/violé/tué/trahi ; de s’être retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment, de payer pour son enfance, les erreurs de ses parents, les abus des hommes, leur propre folie ; la honte de dévoiler sa vie, son intimité, livrées sans conditions à des inconnus ; de raconter la peur qui les intoxiquait, comme une seconde peau urticante, une perfusion venimeuse ; la honte d’avoir gâché chacune de ses chances, avec application. »

Tout au long du roman, on s’interroge avec Claire, la mère d’Alexandre : comment a-t-on pu en arriver là ? Est-ce la faute des parents, de la société, des hommes eux-mêmes, si aujourd’hui encore la question du consentement est aussi difficile à comprendre ? Mila n’aurait pas clairement dit « non », ni « stop », n’aurait pas appelé « au secours ». Mais Mila n’en voulait pas, de ce rapport sexuel. Alexandre a pris ses silences et son mutisme comme une timide approbation. Et puis, elle n’avait qu’à pas se rendre dans ce local à poubelle, diront même certains.

Pendant les deux années de l’instruction, Mila revit l’horreur. À partir du moment où elle se rend à la police, elle doit être forte. Aligner des mots pour parler de ce que son bourreau lui a fait subir. Montrer son corps à des inconnus pour qu’il soit examiné, ce corps qu’elle déteste déjà et qu’elle abîmera. Parler encore, répéter, devant les proches, les avocats, les juges, les jurés. Revivre cet événement. Pleurer beaucoup, mais ça n’aide pas. Et que doit-elle en plus entendre ? Que c’est un moment d’égarement pour ce brillant Alexandre : lui qui était promis à une grande carrière, on ne va tout de même pas gâcher complètement sa vie. Karine Tuil illustre à merveille leurs différences de milieu. Mila bégaie, parle mal, pleure énormément, est imprécise voire contradictoire parfois. Alexandre manie parfaitement le français, même s’il s’emporte souvent quand sa vie sexuelle est minutieusement analysée.

« Il y a quarante ans, quasiment jour pour jour, Maître Gisèle Halimi défendait deux jeunes femmes violées par trois hommes dans ce qui restera comme le procès du viol, celui qui aura permis de faire du viol un crime. Voici ce qu’elle déclarait alors dans Le Crime : « Le viol, comme le racisme, comme le sexisme dont il relève d’ailleurs, est le signe grave d’une pathologie socioculturelle. La société malade du viol ne peut guérir que si, en ayant fait le diagnostic, elle accepte de remettre radicalement en question les grands rouages de sa machine culturelle et son contenu ». Il aura fallu attendre quarante ans pour que cette révolution ait vraiment lieu ».

C’est le roman d’une époque, donc. Car il questionne le consentement, et à travers le consentement, tous les rapports de force établis dans notre société et que notre époque s’attaque à renverser, casser, modifier. Et évidemment, les réseaux sociaux s’en mêlent, attisant les haines et les tensions, brouillant les barrières de la justice. Ce roman m’a convaincue du talent de Karine Tuil. Un roman à lire et à prêter. Une auteure à découvrir absolument.

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