J’ai adoré. Même si à chaque fois que je reprenais le livre et lisais son titre, cette fichue chanson de Sardou m’explosait dans la tête. D’ailleurs en écrivant cette chronique, elle tourne en boucle là-haut. L’horreur. Mais surtout, le talent de Nicolas Mathieu, dont le travail d’écriture nous colle à la peau tellement il est juste.
« Ce soir-là, il tomba sur Les Lacs du Connemara et revit sa mère dans son tablier à fleurs, occupée à écosser les petits pois un dimanche matin, Sardou à la radio pendant qu’il dessinait un château fort, et le printemps par la fenêtre. Puis le mariage de sa cousine, quand il avait vomi derrière la salle des fêtes, une méchante cravate nouée autour de la tête, colorent la terre, les lacs, les rivières. Son père l’avait ramené à l’aube et, au feu rouge, lui avait dit tu fais le grand 8 on dirait. À vingt ans, le même Tam tatam tatatatatam dans une boîte de nuit située aux abords de Charmes, la fumée des Marlboro et Charlie dans l’éclat brumeux des lumières rose et bleu, avant de retrouver le froid piquant des parkings et le retour mortel des voies rapides ».
À l’aube de leurs quarante ans, Hélène et Christophe se demandent : leurs vies d’adulte ne seraient-elle pas bien insipides ? Elle a quitté la capitale pour retourner vivre dans sa région, à Nancy, embarquant mari et enfants après un burn-out qui a laissé quelques fêlures. Lui, star de hockey déchue qui n’a plus que quelques minutes pour briller sur la glace de la patinoire d’Épinal, n’a jamais quitté son petit coin de l’Est de la France et va devoir vivre avec le départ de son fiston que son ex s’apprête à emmener. C’est à ce moment perdu de leur vie que leurs routes se recroisent après tant d’années. Une rencontre qui questionne le passé pour mieux appréhender l’avenir ? Pour accepter cette jeunesse définitivement derrière eux ?
J’ai adoré : les flash-backs sur leurs adolescences respectives qui m’ont rendue nostalgique sans pour autant me donner envie de revivre cette étrange période de la vie durant laquelle tout et rien ne semble possible, où les émotions prennent si souvent le pas sur la raison.
« Hélène et Charlotte sont à l’âge où un visage peut devenir un sentiment. Ça leur fait ça avec Christophe, mais aussi avec Mathieu Simon ou Jérémy Kieffer, qui sont tous plus âgés, mignons, et surtout cools, car vouloir être embrassée, c’est aussi vouloir participer d’une clique, ceux qui comptent, ont une bécane ou un scoot, portent les bons vêtements et sont invités aux fêtes exclusives qui s’organisent ici ou là. Plus tard, Hélène et sa copine passeront des heures délicieuses à souffrir sur leur lit en écoutant Whitney Houston ou Phil Collins, désespérées et alanguies. Elles apprendront les paroles par cœur, elles chanteront à la récré, elles fumeront en cachette. Les chansons d’amour ont précisément été inventées pour ça, ressasser son drame et faire vivre ce théâtre d’ombres des grands sentiments, un garçon qui vous frôle, une nuque en classe de SVT, n’importe quoi ».
J’ai adoré : le cynisme de l’auteur lors des passages sur le boulot d’Hélène, avec ces gens gonflés d’un égo surdimensionné car sortis de telle business school, utilisant des anglicismes à tout va, benchmarkant chaque individu en se sentant supérieur depuis leurs open spaces.
« Ainsi, selon les saisons, on se convertissait au lean management ou on s’attachait à dissocier les fonctions support, avant de les réintégrer, pour privilégier les organisations organiques ou en silos, décloisonner ou refondre, horizontaliser les verticales ou faire du rond avec des carrés, inverser les pyramides ou rehiérarchiser sur les cœurs de métier, déconcentrer, réarticuler, incrémenter, privilégier l’opérationnel ou la création de valeur, calquer le fonctionnement des entités sur la démarche qualité, intensifier le reporting ou instaurer un leadership collégial.
Les salariés, continuellement aux prises avec ces soudaines réinventions, ne sachant plus où ils se trouvaient ni ce qu’ils devait faire au juste, restaient toute leur vie des incompétents chroniques, bizutables à l’envi ».
J’ai adoré : les fragilités de ces deux protagonistes. Hélène, face à ce foutu double plafond de verre. Car être femme et provinciale, ça n’ouvre toujours pas les portes des hautes sphères. Christophe, qui voit les êtres chers lui échapper sans trouver les mots. Le départ de son fils, emmené trop loin géographiquement. Les absences de plus en plus fréquentes de son père, emmené trop loin par la maladie.
« Christophe promit d’un signe de tête, puis elle remonta sa vitre et il n’eut plus qu’à les regarder partir, la mère et l’enfant dans la voiture noire. Cette meuf qu’il avait connue au collège, avec qui il avait fait l’amour et des dettes, avec laquelle il s’était battu et séparé. Et maintenant : ça. Le petit partait. Il en prit vraiment conscience pour la première fois. Qu’est-ce qu’il allait faire avec ce trou au milieu de sa vie ? »
J’ai adoré : tous ces personnages secondaires et ce cadre si familier. Greg et Marco, les potes un peu lourdauds mais attachants. Lison, la stagiaire parisienne toujours parfaitement sapée et pleine de ressources. Erwan, le chef du cabinet bedonnant et dégoulinant de fausse complaisance (un bel enfoiré comme on en connaît tous). Le maire Müller et ses mandats à la pelle, sans étiquette après toutes ces décennies.
Et puis, même si je fais partie de ceux qui n’aiment pas Sardou, j’ai adoré la bande-son du livre. Cette chanson traverse les âges, et je le vois bien, à trente ans passés, quand les tout juste majeurs se chauffent sur la piste aux premières notes. C’est une chanson cyclique, comme la vie. Parce que c’est ça que j’ai le plus adoré dans ce roman de Nicolas Mathieu : la vie qui déborde à chaque paragraphe.

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